Lycéens : la révolution tourne trop rond

par pascale privey
jeudi 10 avril 2008

Ainsi les lycées sont bloqués. Pas tous, bien sûr. Certains lycées sont bloqués. Il y a blocage. Des étudiants, des lycéens, entre 15 et 20 ans à peu près, s’opposent à ce que les cours aient lieu. La procédure est simple, si simple qu’on a du mal à y croire : avant l’ouverture des grilles, une poignée d’élèves munis de chaînes et de cadenas vient empêcher celle-ci. Ensuite, ils condamnent de la même façon les entrées annexes. Il suffit d’être deux ou trois. Il n’y a jamais personne pour les en empêcher. A la limite, avec une bonne cagoule, on peut s’opposer de la même façon à l’ouverture les jours de devoir, par exemple. Pour changer des déclenchements d’alarme incendie.

Les lycées sont bloqués. Dans ma banlieue, à Nanterre, à Colombes, à Suresnes... Devant la porte de chaque établissement, une douzaine de jeunes plus ou moins agités. Des banderoles. Certains s’émeuvent, c’est ainsi qu’on devient adultes. D’autres s’énervent, qu’est-ce que c’est que cette parodie.

Car, en effet, il est difficile de prendre au sérieux le vent de révolte. Pour une raison simple : en quatre ans, on n’a vu qu’une année sans révolte. Sans militants anti-réforme de l’éducation, anti-CPE, sans voiture brûlées et lycées cassés. Sans parler des années précédentes, agitées aussi. Toujours les mêmes images, le piquet de grève, le cadenas, les élèves peinturlurés munis de porte-voix. Toujours la même passivité résignée des adultes, ce sont des jeunes, ils constituent leur conscience politique, ils s’expriment enfin, c’est leur avenir qui est en jeu... autonomie naissante, affranchissement des codes, expression sacrée de leur vitalité dont, pessimiste, on avait douté.

D’aucuns, plus difficiles à convaincre, soupçonnent une manipulation : les professeurs ne seraient-ils pas en train d’instrumentaliser les jeunes afin d’éviter de se mouiller directement ? Interprétation tentante, je l’avoue, mais qui suppose que le personnel enseignant soit bien religieusement écouté... interprétation tentante, mais erronée : dans tous les lycées où j’ai enseigné, les professeurs ont été les premiers surpris par la contestation lycéenne. Et n’avaient jamais évoqué les réformes avec leurs élèves. Quand le lycée était en (ex-) zone d’éducation prioritaire, on essayait en vain, par crainte de débordements, de déscolarisation résiduelle, de dissuader les militants et, surtout, leurs troupes. Dans un lycée comme celui où je travaille aujourd’hui, on milite fort peu, on se préoccupe du bac blanc qui ne peut avoir lieu, on n’a pas vu le mouvement venir et on ne fait même pas l’effort d’aller parler aux élèves amassés sur le trottoir. Pour leur dire quoi ? Qu’on est là, derrière, dedans ? Qu’on y croit ? Qu’on n’y croit pas ? Qu’on les soutient, ce serait stupide. Qu’on craint qu’ils ne fassent que jouer à la révolution, le petit Mai-68 annuel et rituel, aussi inoffensif qu’un bal du 14-Juillet, ce serait risqué. (Pas si inoffensif alors ? Peut-être pas. Mais pas forcément, pour autant, sensé.)

C’est peut-être parce que nous sommes (trop) vieux que l’inactivité nous épuise. Que nous regrettons la routine. Avons-nous tort d’être plus accablés qu’enthousiastes ? Les manifs passent, les réformes aussi. Ce n’est pas la question. Mais dans ce jeu de la prise de pouvoir, n’est-ce pas l’abdication de tout pouvoir réel qui se joue ? La révolte ici à l’œuvre n’a d’objet que ponctuel. Le discours de revendication tourne à vide, il n’est sous-tendu par aucune ligne politique. S’agit-il même, réellement, de lutter pour préserver un avenir assombri par les options d’un gouvernement pour qui la seule valeur semble être l’équilibre budgétaire ? Bien sûr, c’est l’objectif des meneurs et peut-être le résultat auquel ils aboutiront. Mais la foule qui autour d’eux fait poids est à la fête. Seulement à la fête.

On me dira que ce n’est pas nouveau. Je suis trop jeune pour avoir « fait » 68, mais j’ai connu les années Devaquet. Et, en effet, rares étaient les adolescents, déjà, qui savaient ce qu’ils faisaient là. On le comprenait après coup, dans l’action, au lendemain de l’action parfois, forcé de répondre aux parents goguenards, de s’affirmer. On avait l’impression de changer le monde et on le changeait un petit peu, c’est vrai. Et on changeait un petit peu, aussi.

Mais, pour changer le monde, il faut aller contre l’ordre du monde. Si l’ordre du monde contient la révolte printanière, si elle est pressentie, anticipée, si elle devient naturelle - si dans les lycées on acquiert, pur automatisme, les réflexes de conservation adaptés, protéger les vitres, fermer de l’intérieur aussi pour décourager les intrusions - car c’est chaque fois la même dérive, bandes encagoulées qui cassent les vitres et giflent le personnel dirigeant, absurdement, avant d’être, le cas échéant, et il est échu à Suresnes la semaine dernière, soignés par leurs victimes et évacués par le Samu parce qu’ils se sont blessés avec les éclats - si, en bref, la manifestation devient le résultat logique et attendu du rallongement des jours, elle n’a plus grand sens. D’ailleurs les élèves eux-mêmes ne s’y trompent pas, comme cette jeune fille qui à l’issue d’une soutenance sur le mouvement hippie reconnaissait la semaine dernière que « si les jeunes sont comme nous, ça ne risque pas de recommencer, on ne pense plus à comment va le monde, nous, on pense d’abord à notre carrière... »

Et, en effet, ça ne risque pas de recommencer. Contrairement à ce qui a l’air d’arriver. Ce à quoi nous assistons n’est pas un mouvement de contestation, mais la mort de la contestation, remplacée par une parodie qui s’inscrit, non dans une logique de rupture théorisée, mais dans l’immédiateté de la pulsion. Une parodie qui ne peut aboutir à la révolution. Mais surtout, une parodie qui n’est pas la révolte - mais l’interdit : que reste-t-il à faire, quand le refus violent de l’ordre établi est devenu une composante de l’habitude ?


Lire l'article complet, et les commentaires