Massacres, affects et gadgets, la crise civilisationnelle

par Bernard Dugué
mercredi 27 août 2014

Difficile d’être indifférent en observant les événements du monde. On est tenté par l’usage des mots mais ce sont des actes qu’il faut. Rien ne peut arrêter le massacre qui se déroule à Gaza, sauf une énorme pression des nations sur Israël avec des actes. Ce qui se passe à Gaza est un massacre jugé légitime par les gouvernants israéliens et la grande majorité de la population juive de ce pays mais qui apprécié de l’extérieur, en toute neutralité, apparaît comme injustifié, contraire au droit international et à l’éthique humaniste. Rapporté à la population française, le calcul donne 75 000 morts et 400 000 blessés et ça va augmenter. De quoi réfléchir. Voilà, c’est tout ce qu’on peut dire. Il faut juste ne pas se laisser entraîner dans l’engrenage de la haine. Le mal est une question difficile et un problème quasiment insoluble. Du côté de l’Ukraine, rien de spécial à dire excepté que ça « sent mauvais » et que la guerre risque de s’amplifier. On ne peut que déplorer la légèreté pour ne pas dire l’idiotie de la politique occidentale américaine et européenne à l’égard de la Russie depuis 20 ans. Pourquoi traiter ainsi cette nation ?

J’écoute les réactions. François Hollande, qui donne son opinion sur les actualités dans une France en crise morale et politique, qui commente l’Histoire monumentale, avec de plus quelques incantations magiques sur le pacte de responsabilité et aussi cette vision si limitée d’une Europe qui doit donner de la croissance et de l’emploi. François Hollande qui croit en la magie du verbe. La diplomatie internationale échoue sur les dossiers majeurs de notre temps. Ukraine, Afrique, Israël, Irak, Islam intégriste. Les chrétiens d’Orient sont massacrés. Sur la crise française, on entend beaucoup de bavardages de la part de nos politiciens. Des phrases creuses et simplistes traduisant une paresse de penser. Les médias ne cessent de parler d’un retour de Sarkozy, comme si un homme tel que celui-ci pouvait sauver la France. Comme un train en cache un autre, c’est l’entrée en scène de Juppé qui émoustille nos éditocrates. On se pose alors une question. Mais dans quel monde vivons-nous ? Ou plutôt quel est le type de civilisation qui semble émerger actuellement ?


Mes réflexions vont dans le sens d’une superposition de civilisations. La politique d’Israël face aux Palestiniens semble avoir des ressorts très modernes et disons, colonialiste au sens anglo-saxon. Sans aller jusqu’à comparer avec les exactions espagnoles face au Incas, le sort des Palestiniens ressemble à celui des Indiens d’Amérique ou des Aborigènes en Australie ou encore d’autres peuplades dont le tort était de s’opposer à des intérêts colonialistes en peuplant un territoire. En ce sens, la politique d’Israël est très moderne, ancrée dans les siècles 18, 19 et début 20. On arrive dans un territoire et au non de principes supérieurs, on l’occupe, quitte à parquer les autochtones dans une zone protégée, comme ce fut le cas des Indiens d’Amérique. Très moderne en vérité. Les mouvements intégristes d’Islam nous renvoient plutôt au Moyen-Age, période avec des luttes religieuses assorties de quelques massacres. Les djihadistes d’Orient ne sont pas entrés dans la Modernité et d’ailleurs n’en veulent pas. Leur positionnement ressemble à celui des nihilistes allemands des années 1900-1930. Mais la comparaison a ses limites, comme l’indique un texte de Leo Strauss faisant état d’un refus du mode de vie occidental sans pour autant que les nihilistes sachent par quoi le remplacer. Les djihadistes détestent la vie occidentale mais ils savent quel régime imposer, celui d’une théocratie stricte basée sur une interprétation du livre et l’application de la charia. Bref, de quoi nous ramener dix siècles en arrière. Alors que le conflit en Ukraine ressemble à une dispute de territoires sous prétexte idéologique, comme au temps des campagnes napoléoniennes.

Ces quelques notes socio-historiques semblent rapporter le cours des choses à une Modernité qui serait en quelque sorte la marque de fabrique universelle de ce que doit être la société humaine des hommes libres et égaux mais aussi une Modernité avec ses Etats conquérants et maîtres d’un territoire, soumis au droit et parfois lancés dans des conflits. En réalité, l’idée d’une civilisation homogène, européenne et moderne est une construction idéologique pour ne pas dire un mythe rationnel forgé par les intellectuels. Au moins deux modes de vie, pour ne pas dire de civilisation, ont coexisté pendant des siècles, avec les mondes urbains et ruraux. Les analyses de Simmel sont édifiantes en ce sens. Un peu plus tard, dans les années 1960, le sociologue Nisbet lançait la thèse d’un monde, du moins avancé, se dirigeant inexorablement vers une civilisation laïque, rationaliste, moderniste. Ces années là marquaient la fin du monde paysan et l’avènement de l’agriculture industrielle avec la société des cols bleus et blancs. Les uns à l’usine les autres au bureau. La prospective tracée par Nisbet ne s’est pas réalisée, comme la plupart des plans tirés par les socio-prophètes. Le religieux, le superstitieux, les peurs et l’irrationnel n’ont pas disparu et se sont même développés, dans des variantes inédites. Nous sommes loin de la civilisation universelle voulue par les héritiers des Lumières occidentales. Les arriérés du peuple avec leur cortège d’archaïsmes culturels et religieux, les activistes tout aussi arriérés et sans doute, les nouveaux demeurés, hypnotisés par les écrans de toutes natures et « décérébrés » par les médias de masse.

Il n’y a pas de civilisations homogènes ni de chocs de civilisation. Juste un monde contrasté, avec des gens, des genres, des cultures, des idéologies, le tout formant un anthropotope tout aussi diversifié que le monde naturel avec ses millions d’espèces. Avec une tendance avérée, le matérialisme, le souci de soi au risque du narcissisme, le sens communautaire lui aussi au risque du narcissisme, mais collectif, les modèles imposés par les médias, les émotions, les susceptibilités, le sentiment victimaire. Les Français se sentent victimes du coût de la rentrée, du fisc, de la météo, des voisins, de l’Europe, des bactéries, des immigrés, des tomates sans goût… La politique qui se fait avec l’image et en réaction à l’image. Un trait de civilisation en deux mots, les affects et les gadgets. Le monde s’est bien transformé depuis cinquante ans. Il est inédit bien que les caractères humains persistent tout en prenant des contours teintés de la culture d’époque. Une description darwinienne pourrait être éclairante. Mais elle demande du temps pour être élaborée. Un livre savant en perspective.

Cette civilisation émergente ne convient pas à ceux qui observent avec un œil averti les choses du monde. Mais elle est impossible à changer dans un délai raisonnable alors il faut trouver une stratégie de survie pour gnostique post-moderne. Après tout, rien n’impose de suivre les normes et de se laisser gagner par les affects et le ramollissement du cerveau en regardant Sébastien, Ruquier, Arthur et les infos à la télé et radio de masse. Les monastères accueillent les réfractaires à la civilisation matérialiste. On peut aussi être moine dans l’âme et vivre une vie contemplative chez soi et dans le monde. A l’insu de cette agitation et sans avoir besoin de smartphones et autres applications pour tout dévorer et consommer, un séjour, un article de mode, un mec, une nana, un hôtel, un musée, un parcours à thème, un traitement, un film...

Un œil teinté de gnose : non pas celle de l’Antiquité ou du Moyen Age, avec les cathares haïssant le monde matériel car mauvais, opposé au monde divin. Dans le contexte post-religieux de notre époque, c’est le monde humain qui contient le mal, du moins une partie de l’humanité, avec ses nombreux dirigeants narcissiques, pleutres, crapuleux ou corrompus et les masses décérébrées par les médias. Le monde opposé au mal est un monde idéal. Il n’est pas ailleurs, il est à portée de réalisation pour peu que les gens fassent les choix adéquats. Ce n’est pas le cas actuellement. Alors autant fermer les yeux et si c’est utile, participer au sauvetage d’un monde déchu en développant des stratégies adéquates. La crise politique actuelle repose en amont sur une crise de société et de civilisation. Inutile d’aller chercher des solutions et des explications chez les universitaires patentés et médiatisés.


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