#MeToo et les non-dits des violences sexuelles

par tiptop
samedi 18 avril 2020

Les journaux – de gauche pour la plupart - alimentent la longue litanie des violences faites aux femmes : violences conjugales dans les foyers - le confinement actuel nous en montre la réalité hideuse -, violences dans les milieux professionnels où le corps de la femme est un objet : Sport, Cinéma, Mode, etc. Nul ne saurait remettre en cause la légitimité de cette libération de la parole portée par le mouvement #MeToo. Mais l’onde de choc est telle qu’elle bouscule nos représentations du monde. Dans quelle mesure est-ce salutaire ? La question des rapports inégalitaires entre hommes et femmes dépasse très largement la question des violences sexuelles qui agissent ici comme un révélateur de troubles plus profonds concernant les identités sexuelles. Ce trouble, régulièrement exprimé par la presse réactionnaire, les bouffées de violence masculinistes, le mouvement La manif pour tous, si souvent méprisée, est très peu questionné par #MeToo sur un mode autre que celui de la déclaration de guerre faite aux femmes ou d’anathèmes faciles (la « culture du viol »). #MeToo, dans sa version militante, peine à penser ce qui fait société et à donner de la profondeur historique. #MeToo peine à comprendre l’ambivalence fondamentale du féminisme. 

Le patriarcat est décidément un cadavre qui n’en finit plus de mourir. Il est en état de décomposition avancé et pourtant, à en croire certains féministes, militantes et universitaires, il est frais comme un gardon. Tout est une question d’échelle. A l’échelle d’une vie, c’est bien une réalité incontournable. A l’échelle du siècle, le patriarcat sous sa forme la plus basique, la famille, est en lambeaux dans les sociétés libérales à l’issue d’une séquence extraordinairement courte dans l’histoire de l’humanité. Il n’est que de regarder le nombre de familles recomposées, de femmes seules (avec ou sans enfants) et des couples instables à « l’état gazeux » (hétéro ou homosexuel) pour s’en convaincre[1]. C’est bien à l’échelle de leur vie, actant la victoire de l’idéologie individualiste qui nous caractérise, que se situent les féministes MeToo qui entendent bien vivre leur vie selon leurs propres normes morales. Nous pouvons les comprendre. Cependant, est-il raisonnable de penser qu’en une génération, les forces féministes puissent se débarrasser du patriarcat ? L’alternative étant : peuvent-elles vivre hors du monde patriarcal ? Pour celles qui en ont les moyens, oui assurément, mais à quel prix ?

 A l’échelle de l’humanité, les féministes MeToo auront bien du mal à se défaire de la bête immonde. Il nous faut comprendre les racines anthropologiques de la domination patriarcale. Françoise Héritier, successeur de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, a clarifié les choses, avec sa conception d’une structure fondamentale qui a donné naissance à des schémas mentaux extrêmement prégnants. Plusieurs millénaires après leur apparition, ils continuent à modeler notre inconscient, nos conceptions, nos comportements[2]. Selon elle et d’autres historiennes féministes comme Michelle Perrot, aucune société n’échappe vraiment à l’hégémonie masculine. La matrice du patriarcat vient du fin fond des âges : le « ventre des femmes » est au cœur du système car il donne naissance aux enfants des deux sexes. Sans lui, les hommes ne peuvent se reproduire, c’est-à-dire avoir des fils à leur image. Il faut donc qu’ils s’approprient les femmes pour pouvoir se perpétuer ; les hommes compensent ainsi un pouvoir donné aux femmes par Dieu (ou la nature). La révolution néolithique qui sédentarisa les humains fut bien au fondement des formes patriarcales, du reste très diverses, car elle soulevait la question de l’organisation sociale et donc du pouvoir au sein de la cité et non plus du clan. Partant, l’histoire des hommes de pouvoir s’est confondue avec l’histoire de l’humanité, invisibilisant les femmes et les sans-parts. Les religions, notamment monothéistes, furent des maillons essentiels de la hiérarchie des sexes, dans les représentations comme dans une organisation des pouvoirs qui excluait les femmes. Le mariage, conçue un système d’alliances entre clans fut à l’origine un instrument de contrôle, permettant de réguler la circulation des femmes et des patrimoines.

Au fond, nous dit Yvan Yablonka, le patriarcat est un essentialisme archaïque, une interprétation culturelle de notre biologie. Les femmes ont un vagin et des formes, donc ce sont des objets de désir et de plaisir, elles ont des seins donc elles sont nourricières et doivent être confinées dans la sphère domestique, elles ont un utérus donc elles sont reproductrices et créatrices de richesses – « richesse qui n’est que d’hommes » suivant le vieil adage africain – et dominées politiquement en conséquence[3]. Quant aux hommes, le sexe érectile devenait l’incarnation de leur capacité à pénétrer, à conquérir, à « ensemencer la nature » (qui incluait les femmes mises hors du champ de l’humanité), à bâtir et à se projeter dans le monde, hors de la sphère domestique. En Occident du moins, la nature devait être maitrisée, domptée, donnant naissance aux formes prédatrices du capitalisme moderne. Pour résumer, les formes patriarcales de la domination masculine sont complètement encastrées dans les formes de domination économique et politique de la modernité.

Au cours des siècles, les violences envers les femmes s’étaient fortement institutionnalisées avec tout un ensemble de compensations symboliques (galanterie, fête des Mères, etc.). Il y avait malgré tout du « jeu » (au double sens du terme) et du « je » sans lequel cette domination ne pouvait perdurer pendant des millénaires. Or justement, une série de chocs historiques au cours du XXe siècle allaient affaiblir les institutions patriarcales. Dès lors, la violence faite aux femmes allait prendre d’autres formes dans la mesure où elle perdait en légitimité sociale.

Globalement, on est passé en occident du militantisme politique féministe à une guerre froide des sexes. Le féminisme du XXe siècle a remis en cause le patriarcat comme interprétation culturelle de notre biologie en permettant aux femmes de reprendre possession de leur ventre par les moyens contraceptifs, le droit à l’avortement et en devenant des sujets politiques au prix de luttes incessantes. D’autre part, la société de consommation et la fée électricité leur a permis de s’affranchir- en partie seulement - des tâches domestiques chronophages qui leur étaient allouées, sans pour autant sortir du cadre patriarcal. En outre, les femmes, qui ont toujours travaillé sans reconnaissance symbolique, sortaient de la tutelle économique de leur mari. En conséquence de ce triple choc, l’importance donnée au mariage comme système d’alliances, à la famille comme cellule fondamentale de la société, s’affaissa brutalement. L’ordre patriarcal de la famille nucléaire en fut irrémédiablement ébranlé puisque le « ventre des femmes » n’en était plus le cœur. 

L’on ne saurait insister sur l’importance de cette première révolution féministe qui aboutit sur la libération des mœurs des années soixante et soixante-dix. L’émancipation des femmes du XXe fut une réalité que l’on aurait bien tort de minimiser. Et pourtant ! La contraception, le droit à l’avortement découplait le plaisir sexuel et la procréation, donnant l’illusion d’une liberté sexuelle reconquise. L’amour est devenu le grand indicateur de la valeur de soi selon Eva Illouz. Mais le « marché sexuel » était toujours dominé par les hommes. Dans le système social et économique qui prévalait jusque dans les années 1960, la sexualité féminine était échangée contre de l'argent (prostitution, femmes entretenues) ou contre le mariage. Or cette équation ne tenait plus. Les femmes se retrouvaient sans monnaie d'échange face à des hommes qui ont toujours eu plus de liberté sexuelle et qui contrôlaient la société. La révolution sexuelle a laissé en place, voire augmenté, le pouvoir économique et politique des hommes, tout en rendant plus facile leur accès à la sexualité des femmes. En outre, les assignations de genre perdurèrent dans la sphère domestique (les tâches ménagères et l’éducation des enfants sont toujours dévolues aux femmes pour l’essentiel) et la sphère professionnelle (les métiers du care, les services à la personne sous-payés).

Le féminisme #MeToo prend acte des limites de ce premier féminisme qui mérite sans aucun doute d’être repensé à nouveaux frais. Avec #MeToo, la critique du patriarcat comme « interprétation culturelle de notre biologie » laisse place à une critique plus étendue du patriarcat, compris comme système global de domination. Si on constate encore des inégalités, c’est qu’il doit y avoir des mécanismes de reproduction de la domination puissants et invisibles qui conjuguent leurs effets. Très naturellement, le militantisme intersectionnel lie la domination masculine avec les nouvelles de formes prédation économique et les discriminations raciales idoines. Penser à nouveaux frais les assignations de « races » et de « genres » semble aller de soi.

Cependant, un certain nombre de femmes militantes, LGBT pour la plupart, font entendre une nouvelle voix au sein d’associations militantes, de la presse, de l’Université. Un glissement sémantique est en train de s’opérer : puisque la critique du système « d’interprétation culturelle de notre biologie » n’a pas porté ses fruits, il s’agit de s’attaquer au sexe biologique comme « construction sociale ». Non pas que les femmes ne soient pas biologiquement différenciées des hommes, mais dans la mesure où les fonctions biologiques assignées des femmes n’ont plus lieu d’être, le sexe « faible » - c’est-à-dire le sexe dominé - n’a plus lieu d’être. Pour le dire de façon abrupte, puisque l’homme possède le monde, la femme, libérée de son « ventre », tend à vouloir devenir un homme comme les autres.

Cette indifférenciation sexuelle devient socialement de plus en plus visible. Elle s’exprime d’abord sur le mode de l’action et de la conquête des places. Il s’agit d’abord d’investir les lieux de pouvoir pour celles qui sont pourvues en capital. Les Super Women des années 80 et 90 ont incarné cette indifférenciation mais de façon ambiguë. Pour s’imposer dans un monde d’hommes, elles devaient à la fois mettre en valeur les codes de la féminité (maquillage, coiffure, tenue vestimentaire) et mettre en avant, non seulement leurs compétences (elles n’ont pas droit à l’erreur) mais leurs qualités guerrières – trait culturellement masculin - pour écraser la concurrence. Margaret Thatcher en fut le prototype. Le sexe pouvait aussi devenir un instrument de conquête[4]. La féminité est ici une arme pour nier les assignations de genre. Il ne s’agissait pas de chercher l’égalité mais de prendre la place des dominants, celle des hommes. Les Super Women supervisent d’ailleurs le travail d’une armée de petites mains féminines qu’elles méprisent le plus souvent. Signe des temps, l’imaginaire hollywoodien contemporain a remisé au placard ses personnages féminins d’un autre temps, belles, désirables et en quête d’un protecteur masculin héroïsé. Aujourd’hui, les personnages féminins testéronés investissent les films d’action à l’image des superhéroïnes de l’écurie Marvel. L’érotisation des personnages féminins est toujours là (quoique…) mais passe par le muscle et les caractères bien trempés. Cette indifférenciation sexuelle est fortement ambivalente dans le haut de la société car le jeu des apparences hétéronormées cache le fait que les valeurs traditionnellement masculines de mise en concurrence des individus sont renforcées[5]. Un parallèle avec les sociétés en voie de décolonisation me semble pertinent. Les « évolués » colonisés reprirent à leur compte tous les attributs des dominants (les « Blancs ») pour mettre à bas le colonialisme. D’où le dilemme : comment abattre une société injuste mais qui nous nourrit ?

Si l’on regarde les choses par le bas de la société, la réalité est très différente. Des millions de femmes restent sous haute surveillance patriarcale. Faute de pouvoir conquérir les places, certaines femmes, pourvues de capital culturel, ont remis en cause leur identité sexuelle. Si le travestisme est une vieille stratégie pour échapper aux assignations de genre, la notion de transsexualisme comme identité sexuelle inversée n’apparaît qu’en 1959. Le militantisme LGBT est né dans les années cinquante, à l’époque où le travail de John Money avec des intersexués lui permettait de conclure que le genre est d’abord une assignation qui constitue un noyau identitaire. Le transgenre contemporain, lui, utilise de façon souple, les transformations physiques disponibles, mais pas nécessairement pour obtenir une identité normalisée dans l’autre genre. Cette indifférenciation sexuelle, ce refus croisant des assignations sexuelles symbolisées par la contraction pronominale « iel », cette plasticité des identités sexuelles (distincte des orientations sexuelles) a quitté les lieux marginalisés où ils étaient confinés. La visibilité soudaine de cette minorité qui s’affiche et qui entend imposer de nouvelles normes juridiques sème le trouble et l’effroi. Il serait absurde et contreproductif de ne pas en saisir la portée.

Le masculinisme, comme phénomène ultra-contemporain, agit alors comme un retour de bâton. Si la femme tend à vouloir devenir un homme comme les autres, en retour, beaucoup conçoivent que l’homme est en train de devenir une femme comme les autres. Idée dévastatrice pour tous les hommes qui se sentent ainsi assiégés, non seulement par des femmes entreprenantes, mais par des hommes qui ne mettent plus en avant leur masculinité. Les hommes gays ne sont pas seuls visés, les « nouveaux pères », les libéraux (au sens américain du terme), les simples conjoints jetables et incapables de « tenir leurs femmes » mettent en péril l’idée séculaire qu’ils se font de la masculinité. Les violences domestiques faites aux femmes ont toujours été une réalité, mais elles prennent une intensité particulière dans la mesure où elles cessent d’être une norme sociale acceptable. Ces violences ont été désinstitutionnalisées car le masculinisme ne prend sens que par rapport à l’affaiblissement de la domination masculine et des institutions patriarcales comme l’Eglise où la famille. Le foyer devient alors ce lieu clos invisibilisé ou cette violence peut encore s’exercer en toute impunité. Internet devient un défouloir avec l’explosion des violences sexuelles sur les réseaux sociaux[6]. Enfin, ce masculinisme trouve une traduction politique à travers les populismes qui partout dans le monde remettent en cause le droit fondamental de disposer de son corps. Bolsonaro, Trump, Salvini, Kaczynski, Orban, tous ces leaders de mouvements ultranationalistes ont un agenda masculiniste très fort.

Il est très intéressant de dresser un parallèle avec l’éclosion du racisme moderne (biologique) au milieu du XIXe siècle. Cette idéologie mortifère prit son essor dans plusieurs foyers occidentaux, au moment où la fin de l’esclavage devenait inéluctable. L’émergence du gouvernement des Nerds représente lui aussi sans doute un backlash consécutif à des avancées féministes, dont les hommes, forts de leur domination, n’ont pu en évaluer les effets que tardivement. Le populisme prospère d’autant que le militantisme LGBT devint la figure de proue du progressisme mou des partis de gauche (surtout aux Etats-Unis) qui ont abandonné le terrain social et les lectures classistes au profit des politiques d’identité[7]. La guerre des sexes devient dans ces conditions un enjeu politique. Le genre comme la race sont manipulés de manière voilée et insidieuse avec le repli des luttes sociales de type classiste.  

Le féminisme est très fortement ambivalent pour la raison indiquée plus haut : comment abattre un système de domination jugé injuste mais riche en gratifications multiples. Le féminisme prend des formes plurielles, non évoquées ici, que #MeToo aurait bien tort de négliger. Dans la deuxième partie à venir, nous allons poser les questions de la transformation des relations hommes femmes, et de la tentation sécessionniste d’un nombre croissant de femmes face à ce dilemme.


[1] https://www.nouvelobs.com/idees/20200202.OBS24260/eva-illouz-analyse-la-fin-de-l-amour.html

[2] Héritier Françoise et Broué Caroline, L’identique et le différent, Nouvelles éditions de l’Aube, 2018.

[3] Ivan Yablonka, magazine Society, Interview sur les origines du patriarcat.

[4] Le film Passion de Brian De Palma est passionnant à cet égard.

[5] Illouz Eva, Pourquoi l’amour fait mal  : L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Points, 2014.

[6] https://www.mediapart.fr/journal/france/070218/violences-en-ligne-contre-les-femmes-la-grande-impunite-des-harceleurs?utm_source=global&utm_medium=social&utm_campaign=SharingApp&xtor=CS3-5

[7] Appadurai Arjun, Bauman Zygmunt, porta Donatella Della et al., L’âge de la Régression, Premier Parallèle, 2017.


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