Métro parisien : Usagers usagés (1)
par Georges Yang
jeudi 14 mai 2009
Tout au long de ses déplacements dans le monde souterrain de Paris, le voyageur retrouve régulièrement les mêmes personnes s’il a des horaires fixes ou toute une gamme d’individus improbables qu’il n’aurait jamais regardé s’il ne les avaient croisés dans les transports en commun.
Voyageurs lambda :
L’élégance a presque totalement disparue du métro parisien. La physionomie sinistre, le faciès morose, le fin duvet sur la lèvre supérieure des femmes sans attrait, enseignantes fatiguées corrigeant leurs copies accompagnent le mauvais goût vestimentaire.
Informes silhouettes d’Orangina aux hanches larges et à la poitrine plate, employés frustes même pas patibulaires, insignifiants blaireaux à l’haleine fétide de carie dentaire, célibataires aux allures de consommateurs de surgelés sont le lot commun de la population des quais. Le manque de grâce et de distinction traîne son uniformité de jeans, des capuches, des doudounes, de street wear et de blousons de cuir. Paris ville de la mode déroge à sa réputation dès qu’elle se déplace en sous-sol. Ces vêtements sont portés comme des stigmates par une génération de toute une classe sociale. Cicatrice plus que signature, cette mode ferme plus les portes de l’emploi qu’un patronyme exotique ou un CV insuffisamment étoffé.
Sans aller jusqu’à espérer Dior ou Channel en ces abysses de la médiocrité vestimentaire, le négligé sans imagination ou originalité fait loi. En dehors de quelques sublimes Russes ou Africaines perdues dans cet univers de banalité, peu de femmes font un effort pour paraître. La femme en ce lieu est loin de représenter l’avenir de l’homme. Et le voyageur blafard, sous lumière artificielle est loin de symboliser Apollon.
Etre terne, le rester, ne ressembler à rien, se cramponner à son sac à main ou à sa sacoche, lot quotidien de la foule anonyme !
Blanc-bec d’intérêt limité sur lequel on tombe face à face, fadeur d’employée de bureau sans la moindre personnalité vous appauvrissent la vue sans espoir de rencontre.
La vieille aux cheveux gris, sales et cassants reste bouche bée regardant dans le vague. Incapable de déclencher la pitié, elle est trop ordinaire pour engendrer la haine. Elle vous gâche la vue tout comme le vieux grincheux incontinent, sentant l’urine et miné par les tremblements parkinsoniens. Comment rester encore un minimum humain face à la déchéance, à l’image de la pauvreté ?
Les gens sont ordinaires au point qu’on les oublie, à force de croiser sans la voir toute la misère du monde, mais cette indigence est plus morale que financière.
On ne peut pardonner le manque d’originalité, la banalité et l’ineffable présence des autres quand la fatigue s’installe à longueur de trajet. L’indulgence n’a plus sa place, la solidarité et la compassion s’émoussent à mesure des voyages dans un souterrain quotidien. L’agression visuelle provoquée par les laids, les ordinaires, les banals à pleurer devient désespoir pour celui qui est déjà mal en point.
Comment aller mieux, se sentir encore vivant tout en croisant le regard d’un anonyme au menton en délit de fuite, en regardant le genou gras d’une femme à la moue insipide appuyant sa joue sur la vitre du wagon ?
Peu d’attirance, d’attractivité, de non-conformisme en dehors des punks et des gothiques par trop rares. Dolce&Gabbana s’est imposé comme la marque de celles qui survivent des Assedic ou du RMI et s’illusionnent un instant avec un accessoire.
Copines venues fantasmer en bandes devant les temples de la société de consommation et se parfumant chez Séphora ou Marionnaud. Elles s’inondent avec les vaporisateurs mis à la disposition des clientes sous le contrôle des cerbères de la sécurité qui les soupçonnent de vol à l’étalage dès qu’elles ont mis le pied dans le magasin. La chaussure doit être souple, pratique, ne pas blesser le pied et permettre de courir entre deux correspondances. Baskets, chaussures plates et mocassins font l’affaire.
Le pied sur un talon aiguille ne résiste pas longtemps à des courses effrénées et aux tapis roulants. Seules les fourbes osent encore les escarpins, surtout quand elles se dirigent vers le boulevard Beaumarchais.
Il faut aussi faire des efforts pour ne ressembler rien. La banalité, qui fait de vous quelqu’un de totalement transparent et insipide ne s’improvise pas. Certains s’escriment dans l’insignifiant, le douceâtre et le convenu sans aucun effort évident. D’autres, malgré la concentration qu’ils mettent à se glisser dans le moule du lieu commun et du passe-partout vestimentaire, n’arrivent pas à se fondre dans la masse.
Les malades :
Dans les transports, la maladie est un thème porteur pour ceux qui sont suffisamment en bonne santé pour ne pas profiter d’un arrêt de travail. Les « je sors tout juste de l’hôpital », « le docteur m’a trouvé un fibrome » ou « je ne supporte pas les médicaments génériques » autant de déclarations péremptoires clamées à haute voix entre vieux habitués du même trajet. Rien ne retient, rien ne rebute quand il s’agit de parler de son état de santé, de ses petits bobos. En dehors des maladies vénériennes et des hémorroïdes, qui n’incitent pas à des commentaires au clairon en public, tout le reste y passe avec force détails.
A en croire ce qui se dit, ce qui se confesse et se transmet dans les transports publics, la France serait un pays de malades. Celui qui n’a rien est une exception rare. En un vocabulaire médical souvent approximatif, en abordant d’un ton incertain les pathologies les plus diverses, le voyageur en bonne santé est une exception, du moins celui qui parle. Les pires étant les jeunes mères décrivant leur accouchement, leur péridurale et tout le tintouin. Les mères ne parlent plus de rougeole, vaccination efficace oblige, mais continuent à s’étendre sur la consistance des selles du petit dernier, sur l’allergie de la fillette. Et apparition plus récente, sur les appréciations de la psychologue scolaire et du pédopsychiatre. Au temps où il y avait encore des concierges, ce sont elles qui profitaient de ces confidences devant la loge, bien avant que les digicodes ne remplacent les gardiens d’immeubles à Paris.
De nos jours, le métro et le bus sont devenus pour certains d’excellents moyens de prolonger ses plaintes pour intéresser autrui.
Geindre, déballer ses souffrances, ses douleurs et ses petits bobos est un moyen d’exister de pleurnicher sur son propre sort en attendant que l’autre, celui qui vous écoute tout au long de votre trajet, ait le bon goût de compatir. Mais comment compatir à une irritation du côlon, à des varices ou une hernie inguinale ? Rester poli sans ironie et faire semblant d’écouter l’autre n’est pas de tout repos. Il faut acquiescer à l’énumération des symptômes, faire mine de suivre à l’énoncé des examens de laboratoire, s’insurger au piètre remboursement de la mutuelle. En un mot, être suffisamment hypocrite pour ne pas se brouiller.
Les nouveaux malades imaginaires sont surtout psychologiquement fatigués et déçus. Ils somatisent les querelles de familles, les traites impayées et les brimades de leur chef de service en autant de symptômes aussi multiples que variés.
Le voyageur fatigué du travail, du conjoint, de la vie en général rêve souvent d’une évasion non faite de cocotiers et de tropiques, mais d’arrêt de maladie et de séjour sous la couette.
Les lecteurs :
Dans le métro, le voyageur fait son éducation textuelle. Journaux gratuits depuis la lente disparition des quotidiens payants, romans de gare, l’Equipe, tout est bon à lire pour passer le temps.
Les hebdomadaires people ont la côte parmi les voyageuses, mais on lit tout et n’importe quoi dans le métro, de Closer à l’insoutenable légèreté de l’être, en passant par Stendhal ou Philipe Djian. Entre le Soulier de Satan et sous le Soleil de Satin, il reste encore de la place pour les lecteurs de Madame de La Fayette, et se plonger dans la Princesse de Clèves est devenu un signe d’engagement politique.
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=41173
Les lycéens et étudiants révisent leurs cours, parcourent d’un regard distrait un polycopié quand ils se retrouvent seuls, mais abandonnent rapidement leurres studieuses intentions dès q’un camarade les rejoint pour blaguer.
La femme active qui développe une tenace acné du menton, mordille son crayon en résolvant un Sudoku force 4 alors qu’un moustachu rance cale sur un mot fléché.
Les appliqués ont l’œil rivé sur la page, les presbytes supportant mal les verres progressifs remontent les lunettes sur le front. Les concentrés s’assoient à côté de superbes odalisques sans lever le nez, car rien ne peut les distraire. D’autres qui se donnent une contenance pour passer inaperçus en s’acharnant sur un polar.
Le lecteur souvent s’ennui, a du mal à suivre son texte. Il lit par saccade, a du mal à se concentrer.
L’enseignante à la peau terne, fagotée comme un sac, gueule de syndiquée à la FEN corrige au bic rouge des copies avec un rictus ou une moue qui en dit long sur la qualité de la performance du jeune qui a subi le contrôle. La lassitude et la résignation se lisent sur le visage de ces professeurs blasés par la médiocrité et le manque d’imagination de leurs élèves et paralysés par les consignes syndicales et les récriminations des parents.
La foule n’est pas sentimentale et le seul moyen d’éviter de croiser les rares baisers fougueux de ceux qui sont seuls au monde est de plonger pudiquement son regard dans un hebdomadaire.
Si les chrétiens plongés dans l’Evangile ou dans la Croix se font de plus en plus rares de nos jours, nombreux sont les lecteurs du Coran, face à quelques Loubavitchs le nez enfoncé dans un livre saint.
Les voyageurs des lignes « populaires » ne décryptent plus les articles édifiants de l’Humanité, mais sortent volontiers des quotidiens arabes souvent égyptiens, des journaux chinois, des tabloïdes turcs plus souvent que le Times. Plus rares sont les voyageurs parcourant des quotidiens polonais, serbes en cyrilliques ou tamouls.
Les clodos, zonards et SDF :
Les vieux clodos qui puent et qui braillent sont en voie de disparition. Une autre faune souterraine les remplace progressivement. Bien moins folkloriques, quelquefois plus agressifs, de plus en plus accompagnés de chiens, les nouveaux zonards ont tout de même un point commun avec les anciens, ils puent !
Puer, bientôt notre ultime liberté individuelle ?
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=41322
Puer pour exister, prouver sa différence et la cracher à la gueule des « nantis » qui les ignorent serait donc leur ultime moyen d’expression.
Les slaves en bandes, surtout Polonais, les SDF avec des chiens, les jeunes mal rasés en rupture de famille, et les toxicos déjantés prennent peu à peu la place les clodos traditionnels et si les nouveaux errants puent quelquefois, ce n’est plus vraiment un choix délibéré.
La zone, parité oblige, s’est aussi féminisé. Jadis, on ne croisait que quelques vieilles clochardes fripées, visage rubicond et tavelé comme de vieilles poires. De nos jours, le nombre de jeunes femmes pas forcément imbibées va croissant dans la zone et la galère.
Les musiciens, chanteurs et « mancheurs :
Chanter faux pour apitoyer n’est pas le meilleur moyen de remplir sa sébile. Les antiques mémères qui entonnent a capela de vieilles ritournelles n’en tirent guère profit. Les vieilles scies du répertoire chantées faux et jouées d’un violon hasardeux ou sur une guitare désaccordée ne récoltent pas la moindre piécette.
Si vous êtes fatigués des éternels violonistes et accordéonistes roms, roumains ou bulgares, si vos tympans ont du mal à supporter les décibels des Break Dancers avec sono à fond et le hip-hop tonitruant, alors changez discrètement de wagons quand ils entrent.
Les marionnettistes avec leurs draps aux heures de faible affluence ont eu leur heure de gloire, ils ne font plus recette.
Quelques groupes de musiciens classiques ou orchestres latinos ayant une licence opèrent dans les correspondances et agglutinent un temps quelques mélomanes. Les esseulés clandestins jouant sur les quais du oud, du violon chinois ou de la guimbarde ont nettement moins de succès. Ils récupèrent quelque menue monnaie dans leur soucoupe, guère plus que les vielles qui chantent faux.
Pas besoin d’instrument ou de sono pour le mélomane qui se ruine le tympan en écoutant à fond du rap, du raï ou de la techno et qui en fait profiter involontairement son voisin de siège.
Il se trémousse, oscille du buste et s’isole du reste du monde, hypnotisé par le son jusqu’à l’acouphène. Ce n’est pas l’opéra cosmique pour tous, mais la cacophonie tonitruante du voisin de siège qui vous agresse le tympan.
A la longue, à force de prendre la même ligne à la même heure, le voyageur identifie les habitués. Il reconnaît les textes stéréotypés appris par cœur, pour apitoyer d’une pièce de monnaie.
Le « mancheur » débite malheureusement un message sans imagination, appris mot à mot et récité sur un ton lugubre sans pour autant générer la pitié ou l’attention. Il ne récolte le plus souvent que quelques malheureuses petites pièces. Souvent, il parle dans le vide, ses mots atténués par le bruit de la rame.
Attirer la générosité, malgré l’indifférence générale n’est pas à la portée du moindre clampin qui fait la quête. Les fausses infirmes gitanes n’émeuvent plus personne. Le voyageur reste tête basse lors du passage de la soucoupe. Les comiques, les pitoyables, les inaudibles et les stentors laissent les gens de glace, plus personne ne croit à leur misère feinte ou réelle et seules les femmes voilées et les vieux bédouins louant Allah dans les couloirs reçoivent quelques pièces de croyants pratiquant la zakat, l’aumône, pilier obligatoire de l’islam.