Mort d’une « religion moderne »...

par lephénix
mardi 3 novembre 2015

La « croissance économique » peut-elle encore être considérée comme la religion du « monde moderne » ?

Quand un « économiste » très en vue commet un livre de vulgarisation anthropologique, pluridisciplinaire à souhait, que peut en attendre le lecteur infiniment moyen en termes de compréhension du monde ? Quelle pitance y trouverait un quidam d’excellente qualité moyenne, mais fort déboussolé par l’irréversible « mutation numérique » en cours et par le basculement d’un âge à l’autre dans une économie en ébullition de dettes ?

Directeur du département d’économie politique de l’Ecole normale supérieure, Daniel Cohen interroge, à la suite de Pierre Legendre, la présence humaine sur Terre, « le fait même de sa propre existence » et assemble des fils de savoirs épars et de citations pour tisser un constat : « La croissance économique est la religion du monde moderne. Elle est l’élixir qui apaise les conflits, la promesse du progrès indéfini. Elle offre une solution au drame ordinaire de la vie humaine qui est de vouloir ce qu’on n’a pas  »…

Aiderait-elle les hommes « à s’arracher au tourment d’exister » ? Le « sujet » de la société postindustrielle, vivant « au-dessus de ses moyens psychiques » (Legendre) et écologiques, constate que, bien au contraire, « elle entretient l’insécurité économique, la peur du lendemain et finit par ruiner les idéaux qu’elle est censée exalter »...

 

La promesse d’une « société d’égalité »…

Le questionnement est pertinent : « Pourquoi l’âge numérique ne produit-il pas la même accélération que l’âge électrique un siècle plus tôt ? ». D’abord, il ne suffit pas que « de machines performantes remplacent les humains, il faut qu’elles rendent productifs ceux dont les emplois ont été détruits ».

Ensuite, si la société industrielle « avait accompli la tâche immense d’urbaniser les populations  » et fabriqué la promesse d’une société d’égalité par l’accès aux biens matériels, la société postindustrielle « ne parvient pas à créer une société de consommation vraiment nouvelle »…

Ne serait-ce qu’en raison de la sursaturation en gadgets électroniques (« tablettes » et autres « smartphones » ) considérée comme sa « signature »… L’on conviendra que ces gadgets-là (au coût écologique exorbitant…) ne changent pas la donne – pas davantage que l’envoi d’un SMS plutôt que d’une carte postale : l’invention de l’ampoule électrique ou du moteur à explosion avaient bouleversé le cadre d’existence de nos aïeux pour poser le nôtre… Mais le « smartphone » qui, manifestement, ne sert qu’accessoirement à téléphoner, a-t-il vraiment amélioré la « communication » entre « sujets » parlants et généré une meilleure qualité de vie ? « Contrairement aux deux précédentes révolutions industrielles, basées sur le charbon puis le pétrole, la révolution numérique n’offre pas une énergie nouvelle (ou une manière de la diffuser) mais une manière de penser autrement le fonctionnement des organisations  ».

« Penser » autrement pour réhabiliter le taylorisme 3.0 et généraliser « l’externalisation » des tâches ? Ainsi, le « sujet » de notre convulsive hypermodernité est confronté à un matraquage d’innovations aussi intenses qu’inutiles qui ne génèrent pas la moindre « croissance »… Enfin celle qui serait susceptible de conjurer la grande insécurité économique à l’œuvre jusque dans nos représentations que l’on pensait bien établies…

 

En attendant Godot…

Invoquant Georges Bataille (1897-1962), Daniel Cohen voit la société postindustrielle correspondre à cette attente d’une croissance sans objet : « Privée de l’élément médiateur que pouvaient constituer les marchandises, elle atteint ce point où elle n’a d’autre aliment que la consommation de relations sociales. L’économie numérique n’a ainsi pas d’objet propre (…) Ce qui coûte cher n’est plus le téléviseur ou la machine à laver, mais le logement que l’on habite, les vacances, le bon médecin ou enseignant, toutes choses qui dépendent dans une très large mesure de l’espace social auquel on a accès. ».

Cet « espace social auquel on a accès » ou bien auquel on aspire à accéder ne produit-il pas précisément le verrouillage d’une société dans la cage dorée d’un entre-soi factice ?

Le grand mouvement de relève de l’homme par la machine a déjà été anticipé dès 1932 par l’ancien député de Chamonix Jacques Duboin (1878-1976) qui voyait dans le progrès technique l’opportunité d’une libération du potentiel humain vers le « plein emploi de la vie »... Mais la « logique » ( ?) de captation de la rente technologique a délité nos sociétés, peu enclines à se désintoxiquer de la chimère d’une « croissance » éternelle, supposée assurer le financement de nos institutions sociales. Inutile de compter sur cette « logique » inégalitaire pour résoudre le problème du freinage de la demande solvable induite par la « révolution numérique » : « Au total, c’est la combinaison de ces trois ruptures, numérisation, financiarisation et mondialisation, qui a provoqué une nouvelle « grande transformation » du capitalisme, opposé en tout point, par son esprit et ses méthodes, à celui qui prévalait à l’âge fordiste. ».

Si la seule destinée promise aux anciennes nations industrialisées est bien celle d’une « vie sans croissance », Daniel Cohen semble faire l’économie des travaux sur la décroissance voire l’impasse sur le foisonnement des alternatives à l’épuisement du progrès technique et des ressources terrestres – laissant le lecteur sur sa faim... Existerait-il encore des « relais de croissance » inexploités de nature à renouer avec une nouvelle dynamique salvatrice voire un compromis redistributif ? Est-il réaliste de s’en remettre à un très éventuel « changement de mentalité » de l’homo digitalus en panne de sens ? Ce saut de conscience ne semble pas prêt de se manifester alors que l’idée même de « société » s’éloigne de nous…

Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 220 p., 17,90 €

 


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