Muet comme une carpe
par C’est Nabum
jeudi 9 juillet 2020
Carpe diem, quam minimum credula postero
De Horace à Rabelais
Carpe diem, quam minimum credula postero est une locution latine du poète Horace que l’on peut traduire ainsi : « Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain ». Symbole parfait de l’esprit des temps d’insouciance, la première partie est passée dans toutes les bouches tandis que le conseil final a disparu de la circulation.
Profiter de l’instant est même devenu une philosophie du consumérisme triomphant tandis que la mise en garde sur le jour suivant pour lequel Horace vous invite à ne pas être crédule est tombée dans les oubliettes de l’usage linguistique. Il est vrai que notre pauvre poète italien né à Vénouse en 65 avant JC et mort en 8 avant la prétendue naissance d’un prophète, ne pouvait supposer encore à quel point les lendemains seraient sombres.
L’expression connut un tel succès qu’il convient de s’interroger sur cette ablation de son second terme. Rien ne se fait au hasard dans l’esprit des locuteurs qui se gargarisent de ce latinisme de cuisine à toutes les sauces de la gourmandise et de l’insouciance. Qu’est ce qui peut bien expliquer un tel succès en dehors de cet indispensable individualisme forcené qui fait la marque de l’humain heureux dans une société en plein naufrage ?
Les explications seraient multiples et nous mèneraient souvent dans des conflits d’interprétation. Chacun y voyant ce qui l’arrange pour ne rien changer à ces pratiques hédonistes. Jouir d’un temps présent qui devance de peu la fin de celui-ci, exige une insouciance absolue et un refus du réel sans limite. C’est une course folle vers l’abîme qui s’engage avec ce précepte qui devient au bout du compte le slogan des jouisseurs sans morale.
C’est alors que la carpe sort de l’eau. Elle ouvre la bouche, tente de prendre un peu de cet air qui ne cesse de se dégrader sans pouvoir nous communiquer son désarroi. Elle reste muette, désespérément muette devant la dégradation des rivières et des étendues d’eau. Elle porte mystérieusement le contraire de ce message dont son nom figure en première place.
C’est alors François Rabelais qui vient à notre secours avec sa faconde, sa grivoiserie parfois, sa liberté de parole encore. La farce est au rendez-vous, non pas pour accommoder le Cyprinidae mais bien pour expliquer la coupure faite à la formule de Horace. Pour ne pas se préoccuper du lendemain, pour fermer les yeux sur l’avenir morose qui se profile à l’horizon, pour ne pas faire de vagues, soyons muets comme des carpes.
La politique de la carpe est une variation subtile de celle de l’autruche. L’oiseau coureur, lorsqu’il se met la tête dans le sable a au moins l’excuse de ne pas voir ce qui se passe. Il pourra affirmer qu’il ne savait pas puisqu’ayant tout fait pour ne rien voir. La carpe ne peut se prévaloir d’une telle excuse ; tout comme nous, elle a les yeux ouverts quand elle sort la tête de l’eau.
C’est bien parce que nous savons et que nous ne voulons pas voler dans les plumes de ceux qui nous conduisent dans l’abîme avec notre assentiment que ce Carpe Diem est emblématique de notre comportement collectif. C’est l’absence de combat entre les Horaces et les Curiaces qui vous est suggéré habilement de la sorte. Laissez-vous porter par ce suicide planétaire, laissez au pouvoir les défenseurs du monde d’avant, refusez de changer le cours des choses. Ouvrez la bouche comme la carpe pour avaler de l’air et ne rien dire si ce n’est ce Carpe Diem qui accélérera notre fin collective.
Indignement vôtre.