Nappe sur table

par C’est Nabum
mercredi 21 septembre 2022

 

Récession dans la réception.

 

Il fut un temps où pour le repas, la table se suffisait à elle-même pour porter les victuailles et les ustensiles accompagnant cette cérémonie. Il fut même une époque plus lointaine durant laquelle le contenant était creusé dans ce support qui allait alors sur des pieds sans avoir recours aux rallonges. Mais, prenons bien garde de ne pas plonger trop dans le passé, nous finirions par nous en morde les doigts faute de couverts.

Contentons nous de prendre appui sur une mémoire humaine pour se souvenir de cette alternative qui nous échoyait sans que nous en fassions des gorges chaudes. Pour le quotidien, la table en formica sans recours à la nappe, plus simple pour y passer ensuite un coup d'éponge salutaire et pour le repas d'exception, le bull-gomme et la nappe en tissu brodée aux initiales de la maîtresse de maison.

Nous ignorions alors que se posait dans les familles endimanchées la terrible question de l'agencement de ce dispositif incontournable. Dans quel sens placer le bull-gomme ? Il y avait deux écoles, deux clans irréconciliables. Les uns plaçaient les dessins face contre table pour éviter tout dérapage tandis que les autres, à la recherche d'un esthétisme discret de sous-couche, inversaient le sujet du débat.

Ce qui ne portait pas à contre-verse était la qualité de la face supérieure : une nappe en tissu épaisse, le plus souvent uni ou d'une sobriété à toute épreuve avec si possible, son assortiment de serviettes qui faisaient partie du trousseau. On ne plaisantait pas avec l'étiquette, alors que, faut-il le rappeler, la machine à laver le linge n'avait pas franchi le seuil de la maison.

Puis est arrivée la nappe en matière plastique et ses couleurs chatoyantes. Ce fut là une révolution sournoise qui brisa la solennité du repas dominical. Le décor eut vite fait d'imposer une rotation, un changement régulier ou conjoncturel. La nappe avait désormais des destinations calendaires. Celle du réveillon ne ressemblant en rien à celle des jours fériés.

Se posa alors l'épineux problème du rangement de ce nuancier de la gastronomie colorée. Les rouleaux en carton vinrent enrouler les nappes de différentes longueurs et de différents usages. La couleur avait mis les pieds sur la table, se contentant encore de la seule surface. Plus tard, avec un retour à plus de sobriété, ce sont les plats eux mêmes, les préparations culinaires qui jouèrent de la présentation chromatique.

Quant à la nappe, elle entra dans l'éphémère. L'exigence de changement permanent, la nécessité de se la jouer « Bonne franquette » vit surgit la nappe en papier, fongible et déchirable. Il faudrait être vendeur pour prétendre y voir un progrès. Les tables, pour peu qu'il en resta encore en chêne massif, eurent à se plaindre de ses prétentieuses qui ne remplissaient pas leur fonction première, l'époque étant à l'illusion.

Nous pensions avoir fait le tour de la question quand de plus malins se souvinrent du carré des officiers. Une association d'idées les conduisirent à concevoir le set de table, cette nappe individuelle qui annonça le règne de l'individualisme et la fin d'un repas durant lequel le partage était de mise. Avec ce maudit rectangle, tous les possibles se présentèrent à nous : de la photographie estivale au cliché personnel, de la publicité à la liste du menu, de l'abstraction indigeste au manque de goût.

Quant à sa composition, le set se permit toutes les déclinaisons possibles puisqu'il avait entamé de manière spectaculaire le déclin du repas cérémonieux. Même les restaurants suivirent ce mouvement, faisant alors œuvre de communication avant d'y poser une assiette maigrichonne. Se mettre à table passe désormais par la lecture du set ou pour le moins, par son admiration béate.

Je ne sais que vous dire si ce n'est que cette réduction de nappe me reste en travers de la gorge. Mais qu'importe, la prochaine étape est à venir et je dois achever ce pensum par des points de suspension qui vous laisseront sur votre faim.

À contre-met


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