Nos chers « monstres »

par maltagliati
samedi 4 février 2012

Les conflits ou ruptures de générations sont-ils "naturels" dans notre société de changement permanent ?

Salut les copains

La principale caractéristique sociale des années soixante est l’apparition d’une classe d’âge nouvelle qui acquiert son droit de cité : les adolescents. De Salut les Copains à Mai 68, le phénomène présente de multiples facettes : création de nouveaux marchés, bouleversements éducatifs, changements de mentalité, omniprésence et explosion d’une sexualité débridée, mise à l’index de l’Autorité et généralisation de la « convivialité ». Toute la vie sociale s’en ressent, jusqu’à l’habillement et, peut-être plus que tout autre domaine, le Langage !

C’était il y a cinquante ans quelque chose de tout à fait neuf que cette affirmation dès l’adolescence de la nouvelle génération, issue du baby boom de l’après-guerre et porteuse d’un système de valeurs et de comportements très juvéniles. Une affirmation qui nous a fait passer de la « société des pères » à la communauté des jeunes, d’une société relativement structurée et centrée sur ses traditions à un mouvement « brownien » pétri d’innovations en tous sens.

Génération Y : génération du Jeu

Or voici que, depuis une dizaine d’années maintenant se dégage une nouvelle génération, laquelle n’attend plus quatorze ans pour s’affirmer mais prend la main dès huit ou neuf ans, la génération du Jeu.
Bien sûr, il y a loin de la misérable gamme boy des années 2000 aux DS et autres consoles WI actuelles, mais dès le début du siècle un mouvement était lancé qui présente de nombreuses caractéristiques idéologiques et sociales dont nous découvrons peu à peu l’impact. Le monde vu comme un JEU ou un ensemble de jeux dont nous faisons et défaisons les règles à notre gré, améliorant notre pratique et accumulant ici des lingots, là des cadavres, augmentant nos pouvoirs… tel est le point nodal de cette affirmation nouvelle dont certaines conséquences nous déconcertent et qu’il nous faut approfondir.

L’aspect le plus effrayant – quelle que soit la pertinence de la Théorie des Jeux – est la perte de tout sens de la Réalité, perte qui vire au drame lorsque, à l’âge de 12 ans, un adolescent s’est emparé d’un couteau et a occis son condisciple SANS MÊME SE RENDRE COMPTE qu’il lui ôtait la VIE. La Réalité totalement absente n’est intervenue qu’avec l’arrivée des forces de police et cette réapparition est stigmatisée dans la presse ou à la Une des journaux télévisés sous la forme d’une manchette faisant état d’un acte MONSTRUEUX.

Phénomène isolé ? Débordement lié au déséquilibre psychique d’un individu en formation ? Pas sûr. Nos enfants nous font peur : voici une Réalité bien tangible. Quelque part, nous ne nous reconnaissons pas en eux. Ils ont certes tout appris par le Jeu – c’est la grande innovation pédagogique des années 60-70 – et vivent leur existence comme un grand Jeu en faisant fi de toute contrainte extérieure. C’est cela précisément qui leur donne cette qualification à la fois affectueuse et perturbante dont nous usons fréquemment pour les qualifier : nos chers monstres.

Je relisais récemment un intéressant ouvrage de science-fiction, Fondation d’Isaac Asimov, qui nous propulse dans un univers galactique où les hommes continuent à manier des instruments technologiques (des jouets…) mais ne sont plus capables ni de les fabriquer ni même de les réparer. Dans cet univers, on connaît encore le Jeu et ses règles de fonctionnement mais on ne sait plus rien du pourquoi des choses. Cet Empire était d’après Asimov voué à une inévitable dégénérescence. Son anticipation a plus de soixante ans, or voici que tout est centré dans notre société sur un apprentissage de Jeux et de règles et le rejet du pourquoi. Sur le plan professionnel on appelle cela des normes, ou des protocoles. Sur le plan politique, notre Dieu ce sont les règles démocratiques, un rituel d’élections, un salmigondis d’institutions. En toutes circonstances, on nous demande de NE PAS réfléchir, et Réfléchir signifierait en somme rapporter les règles du Jeu à une réalité extérieure à celui-ci, sortir du Jeu. Quand cette sortie s’effectue malgré tout, cela s’appelle un SCANDALE : par exemple quand le Jeu du contrôle médical et des ses instances n’a pas empêché la diffusion d’un médicament qui a tué des milliers de gens, ou encore quand un dirigeant politique a flatté avec affectation voire avec affection hier un président « élu » classé aujourd’hui comme dictateur sanguinaire…

La première manifestation de l’avènement de la génération du Jeu est la grande crise financière que nous traversons depuis trois ans. L’effondrement général de 2008 est une sortie de route brutale de tous les protocoles envisagés. Les médias ont donc mis en scène un gamin qui avait imaginé des scenarios lui permettant de jouer avec des milliards et de cacher son Jeu par une autre partie plus folle encore. Sans toutefois oser trop l’incriminer personnellement puisque la pratique de ce Jeu est généralisée, et que l’on est obligé aujourd’hui encore de suivre le même protocole : on n’a de fait caché le gouffre immense s’ouvrant sous nos pas qu’en le tapissant de milliers de milliards de dollars. Ce Jeu en vaut-il la chandelle ? Tant que tout le monde peut jouer, aurait-on tendance à répondre actuellement,… et à condition que jamais l’on ne pose la question : à quel jeu joue-t-on ?

Logique de rupture

Nous vivons dans une société dans laquelle, à l’instar des autres rapports sociaux, les rapports entre générations sont de plus en plus limités. Toute une idéologie sous-tend cette « rupture » des générations, insinuant qu’avec la vitesse des changements que nous subissons, nous sommes de plus en plus vite dépassés. L’enseignement lui-même a favorisé cette rupture par le changement, souvent arbitraire, des méthodes. L’exemple-type : la mathématique a remplacé les mathématiques. Mais ces changements accompagnent tous les processus d’apprentissage, principalement celui de la lecture. Plus question pour les parents, sauf s’ils sont eux-mêmes enseignants et ont à suivre les directives ministérielles, de venir en aide à leurs enfants. Ils s’attireront immanquablement la remarque : laissez nous faire ; plutôt que de les aider, vous les perturbez en mélangeant l’ancienne et la nouvelle méthode.
L’autre aspect du conflit générationnel, beaucoup plus perceptible depuis quelque temps, alors que le premier date de quelques dizaines d’années déjà, réside dans le fait que les adultes ne se retrouvent pas dans leurs enfants. C’est un des principaux facteurs de résignation des humains, qui se traduirait par une sorte de : « Qu’ils fassent bien ce qu’ils veulent. Nous avons bien fait autrement que nos parents. Cela ne nous a pas empêchés de nous casser la g… et s’ils rendront eux aussi compte bien rapidement. » Tout en étant le principal agent de promotion du changement, la rupture entre les générations s’avère ainsi en définitive la reconnaissance de la permanence d’un cycle nécessaire, résigné des échecs humains !

L’ancien et le nouveau !

L’essentiel dans la logique de la Tradition n’est pas la perpétuation indéfinie des méthodes anciennes, mais l’exigence posée à toute Nouveauté de se situer par rapport à cette Tradition, en lien avec elle, que ce lien soit fidélité ou évolution. Aucune innovation n’est innocente, son impact sur la vie sociale est difficile à mesurer et peut se révéler tardivement, d’où ce qu’on pourrait appeler le « principe de précaution » de la mentalité traditionnelle : l’institution d’un conseil de « sages », c’est-à-dire d’anciens forcément, pour juger de l’utilité ou non d’une innovation. On connaît même des Sociétés traditionnelles qui, vivant dans un processus assez dynamique, multipliant les inventions et autres innovations, respectent un cycle social qui termine cette ère de mouvement par une remise à plat, laquelle comporte carrément la destruction physique de tout le « progrès » accompli et un quasi-retour à la vie naturelle. (E.R. Leach, Political Systems of Highland Burma : A Study of Kachin Social Structure)

Notre civilisation accomplit un prodige de grand écart. Alors même que nous vivons le bouleversement perpétuel de tous nos modes de vie – ce qui implique que notre mode d’existence présente plus d’écart avec celui de nos aïeux en 1914, que ce dernier avec celui de nos ancêtres les Gaulois ¬– nous vivons dans une idolâtrie de la Nature. Je dis « idolâtrie » car jamais on ne la considère en elle-même, comme mouvante, parcourue de contradictions, mais comme un système d’équilibres. Alors qu’il faudrait parler d’équilibres en perpétuelles mutation ! Dans la perspective fausse d’une déesse Nature équilibrée en soi, tout changement est l’ennemi qui va briser l’équilibre de l’écosystème. Du coup nos conceptions sont à mille milliers de lieues de nos actes !

L’apport philosophique essentiel de la philosophie hégélienne fut précisément de concevoir le changement non comme une action extérieure qui vient frapper les choses et les mettre en mouvement, mais comme se trouvant au sein des choses mêmes, dans leur Être profond, qui est aussi leur non-être… Cette philosophie européenne du début du XIXème siècle rejoignait le principe fondamental de la pensée orientale où, tout en étant extérieurs et complémentaires, les deux principes » constitutif de toutes choses le Yin et le Yang ont leur racine au cœur même de leur opposé. La nouveauté est alors peut-être un prolongement de l’Être lui-même, et peut-être cet Être, se prolongeant est-il en train de se nier… ou cette négation n’est-elle au fond que son affirmation ! les deux mouvements ne faisant qu’un.
Revenons à nos moutons, mais ceci est essentiel si nous voulons développer le caractère fondamental de la relation entre les générations. Sa rupture est en effet ce qu’il y a de plus déstabilisateur dans l’évolution sociale. A partir du moment où l’on pose que ce que vit le petit-fils n’a rien à voir avec ce qu’a vécu le grand-père, parce que les choses ont changé, cela implique nécessairement que plus personne n’a aucun point de repère.

MALTAGLIATI


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