Pandémie numérique ?

par lephénix
samedi 19 décembre 2020

Qu’est-ce qui se joue dans la « transformation digitale » en cours ? Le temps serait-il venu « d’allumer des phares de conscience » sur notre aventure vitale, engagée dans une « bifurcation disruptive » (Iker Aguirre) avec l’algorithmisation de pans entiers de nos activités et de nos existences ? Son « accélération exponentielle » pourrait bien nous échapper et nous fracasser contre le mur de l’impensé, faute d’éthique, ainsi que le rappellent les auteurs de l’ouvrage collectif consacré à un sujet brûlant – et plus qu’urgent à l’ère de l’écran total...

Les algorithmes s’insinuent dans nos vies et imprègnent l’ensemble de la société. La « numérisation » à marche forcée laisse augurer d’un « futur » à avenir optionnel régi par l’intelligence artificielle ainsi que par la fusion de l’homme et de la machine. Voire, selon certains démiurges du « technoprogressisme » en marche, par un nouvel apartheid entre les bénéficiaires de ce « meilleur des cybermondes » et la classe nouvelle des « inutiles », ces sempiternels exclus de la « course au profit » dénués de « valeur marchande » comme de tout pouvoir sur leur vie... Les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) ont instauré d’immenses concentrations de pouvoir - et cette « gouvernance par les nombres » annoncée par de très vieilles « logiques comptables ».

En ouverture de l’ouvrage collectif qu’il dirige aux éditions Laurence Massaro, Marc Halévy rappelle qu’ils ont inventé ce « terrible cheval de Troie pour pénétrer dans la forteresse de nos vies intimes, pour rompre les portes sacrées de nos privances, pour mettre la main sur nos existences mentales ». La Guerre de Troie aura-t-elle lieu là où on se refuserait à la penser ? Le cheval de Troie introduit dans notre intimité renvoie à d’antiques questions qui n’en finissent pas de peser sur nos existences comme sur notre « civilisation » thermo-industrielle et extractiviste à bout de souffle. Pointant les « maladies infantiles » de cette nouvelle industrie, Marc Halévy invite à sortir de l’illusion numérique fondé sur la normalisation de nos addictions aux gadgets et aux réseaux d’inanité totale dits « sociaux » : « Chaque application que vous laissez s’installer dans votre monde numérique est un gros tuyau aspirant qui veut vous voler votre vie réelle, une chaîne d’esclavage dont vous ceignez volontairement votre esprit. Le numérique ludique est la plus profonde et complète illustration et application de la « servitude volontaire » d’Etienne de la Boetie et de la « société du spectacle » de Guy Debord. (...) Il est temps de sortir de l’illusion numérique. De rejeter l’invasion des GAFAS et de leurs émules. Il est d’enfin comprendre que tout cela n’est que machine à fric sans utilité réelle. Il est temps de casser les ailes à l’avènement du « Big Brother » généralisé et de la zombification numérique de tous les esprits faibles.  »

Mais quand la « révolution numérique » atteindra-t-elle son « âge adulte » ? Quand un algorithme sera « transparent »... comme la vie hypermonétisée d’un « internaute » dépossédé de tout droit à « l’intimité » voire du droit au... « sanctuaire » ?

 

Vers un « changement de narratif » ?

Olivier Frérot rappelle que toute civilisation est fondée sur une « cohérence large et belle de valeurs, c’est-à-dire de forces de vie (« valor » en latin signifie « force de vie », « énergie de vie  ») ». Nous quitterions une « cohérence », fondée sur la puissance du rationnel, pour une autre, fondée sur la « puissance du relationnel ». Nous voilà « submergés par l’excès de rationalité qui se manifeste par l’omniprésence du chiffre » se résumant aujourd’hui en des suites de zéros et de uns – les big data : « C’est ce que manifestent le développement de l’intelligence artificielle et l’idéologie du transhumanisme, par les moyens de la mathématique, de l’informatique, de la finance qui ne manipule que des chiffres, des algorithmes et de la robotique : le numérique rassemble tous ces champs comme la quintessence de la civilisation technoscientifique ».

Le problème vient de « l’excès et de l’autonomisation de ces champs par rapport à notre contrôle démocratique »... Une nouvelle étape de connaissance et d’humanisation commencerait dans l’intelligence vécue de « notre corps de chair et pas seulement de son fonctionnement cérébral  »...

Marc Luycks constate que, puisque la technoscience est inattaquable, « toute considération ou tout débat éthique seront considérés comme de la « technophobie  ». Les transhumanistes qui exigent le « droit moral » d’utiliser les technologies pour transcender les « limites biologiques actuelles » de l’humain et aller vers le « transhumain » ignorent l’essentiel : la conscience. Or, notre survie « exige une civilisation soutenable et solidaire ». Et donc un « changement de narratif » qui passe par une « nouvelle vision de l’économie mondiale et de la science » instaurant un « nouveau dialogue avec les citoyens au niveau des choix éthiques avant de développer les nouvelles technologies  ». C’est-à-dire rien moins qu’une « nouvelle métaphysique M3 qui dit que seule existe la conscience et qu’elle fait advenir la matière »...

Pierre Olivier Gros rappelle que « pour l’instant l’homme est plutôt dépassé qu’augmenté par le niveau de complexité diffusé par la révolution numérique  » qui fait de lui le « maillon faible de son espace-temps ». Mais il n’est pas interdit d’espérer « réaménager un nouvel espace-temps si possible au profit d’une élévation de notre éthique individuelle et collective  » - pour peu que « le digital et l’homme parviennent à interagir intelligemment  »...

En somme, un futur numérique qui laisserait ses chances à un avenir humain ?

Le philosophe Bernard Vergely souligne qu’ « il ne peut y avoir d’éthique numérique : quand on a affaire à une vraie éthique, celle-ci n’a rien de numérique  ». Aujourd’hui, «  l’éthique est à la dérive, faute d’être pensée comme une attitude de perfection que l’on vit, dont on s’inspire et qui inspire »... Nous serions-nous laissés voler le « monde » par les dispositifs « numériques » censés nous appareiller à lui et déposséder de notre « nature humaine » ? Manifestement, les interfaces de notre « système technique numérique » ne nous mènent pas encore à l’extension de notre capacité ordinatrice. Mais plutôt à notre mise sous écrou numérique dans une prison aux murs de verre que nous épaississons de nos renoncements et impuissances. Pour peu que nous laissions la « réalité humaine » se perdre dans un tramage d’abstractions et se dissoudre dans un devenir computationnel sans avenir, en « matière première » d’une tuyauterie de transformation numérique que rien n’arrête.

Jiri Pragman rappelle qu’il n’y a rien de plus énergivore que le prétendu « immatériel » de la connectivité universelle qui organise l’invisibilité de ses nuisances en toute inconséquence : «  L’homo digitalis n’est pas nécessairement cohérent dan ses comportements. Il peut militer pour le climat et ne pas se soucier de son empreinte carbone numérique. La pollution numérique résulte de la fabrication des équipements et de l’usage des matières premières, notamment de métaux et terres rares, de la consommation électrique des systèmes, de la gestion des déchets. »

La « révolution numérique » prend les populations dans sa nasse logicielle dès que des décisions algorithmiques touchent directement et en toute opacité à la « vie des gens »... Un algorithme qui contribue à structurer voire « réinitialiser » la société ne devrait-il pas idéalement « emporter l’adhésion » des dites populations concernées ? En « toute transparence », cela va sans dire... Mais une partie croissante de notre société ne fonctionne-t-elle pas déjà par une intermédiation et une tuyauterie numériques si bien intégrées à notre quotidien qu’elles en sont presque invisibles ?

Bernard Vergely rappelle que les « acteurs du numérique sont des joueurs : croyant être les acteurs du monde, ils ne sont que les victimes du mensonge qui le fait errer »... Justement, « le numérique » est né de l’univers des jeux, sur cette ligne de faill(it)e entre Wall Street et la Silicon Valley où des gamers entendaient « reconfigurer » la réalité pour la rendre plus conforme à leur « philosophie » forcément ludique – et si âpre au gain... Ne se pourrait-il pas, à ce point crucial d’alignement entre technique, économie et politique, qu’il puisse encore y avoir... du jeu, c’est-à-dire du défaut de serrage dans les boulons de la Méga-machine à sous du Casino ? Le jeu, ne serait-ce pas fondamentalement.. l’imprévisible ? Suffirait-il de ne pas « être joué » par la dite machine pour vivre la vraie socialité qui lie les êtres les uns aux autres - et renouer, au terme de ce partage des perplexités comme des espérances mises en actes, avec une évidence noétique ?

Marc Halévy (sous la direction de), Qu’est-ce qui arrive au... Numérique ?, éditions Laurence Massaro, 188 p., 15 €


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