Passe sanitaire et distinction sociale

par Nicolas Cavaliere
vendredi 13 août 2021

 

La lutte des classes de loisirs ?

Depuis quelques jours, je me mets à imaginer que certains en regardent d’autres manger à table de loin avec un air de jalousie. Ceux-ci n’ont pas de passe, ceux-là en disposent. Et ceux-ci en ressentent de la rancœur, ils voudraient faire partie de la classe de ceux qui peuvent.

Et je commence parfois à me dire que la lutte qui devrait avoir lieu en France si elle se conformait à sa tradition libérale pourrait bien justement ne pas avoir lieu. Que par cet effet de levier du regard, la vision de la cage dorée dont jouissent les possesseurs d’un passe sanitaire suffise à emporter l’adhésion des récalcitrants, que l’abstraction des idées de liberté s’efface devant l’animale envie et le moteur du temps de loisir.

Il est bien possible que l’idée de propriété dont je parlais dans un écrit antérieur ait moins d’attrait que ce que je le soupçonne, surtout chez les jeunes générations, qui prennent tout pour acquis, qui ne demandent qu’à s’insérer. Certes, la terre a toujours les faveurs des investisseurs. En posséder, ça fait toujours classe quand on le dit. Ça pourrait bien ne pas suffire à réveiller l’ardeur contestataire des consommateurs de vie que nous sommes.

Posséder l’accès au monde bâti par les puissants de ce monde, les franchises à succès comme les grosses machines de restauration rapides, les centres commerciaux et leurs étals d’innombrables marques convoitées, les grands multiplexes où aurait lieu la seule vie culturelle du territoire, voilà qui amène une forme de distinction au quidam qui finit sa journée de travail, et qui peut lui suffire. Quand tu quittes ton boulot pour te rendre avec tes amis au bistrot du coin et montrer fièrement ton passe sanitaire, c’est pas la même que quand tu le quittes et que tu t’installes sur une table de fortune en place publique avec les tiens. La revendication de l’accès, la superficialité même de cette revendication, le fait de se montrer, ce caractère ostentatoire, pour reprendre le mot employé par Thorstein Veblen dans ses théories à la fin du 19ème, c’est puissant, ça emporte la rationalité. Rentrer dans un commerce avec un passe, c’est partager la puissance de la société qui a su en bâtir, peut-être même des hommes, des individus qui ont eu les moyens d'en développer et de les conserver. Le passe sanitaire est un trophée. Il rend libre contre les autres hommes, pas avec eux, et c’est ce qui en constitue le charme viril.

Le passe sanitaire ne constitue pas un capital sanitaire au sens strict, si on souhaitait élargir la théorie de Pierre Bourdieu. Il est, à travers le sanitaire, la porte vers le monde que les puissants décrivent par eux-mêmes, à travers la publicité et la communication, comme le seul sain. C’est la logique du branding portée à incandescence. Manger des céréales de la marque qu’on voit à la télévision semble plus convenable que d’avaler celles du magasin discount du coin. Pareil pour les chaussures, les fringues, le dentifrice, le gel douche, les groupes de musique, les héros de bandes dessinées qui sont maintenant les mêmes que ceux du cinéma. Si c’est un produit de marque, alors c’est confortable, sain, propre. La preuve de la vérité de ce raisonnement est qu’aujourd’hui, on trouve même des boulangeries franchisées. Ce monde sain est également le seul stable. Si c’est stable, c’est de qualité, croit-on, autant que les soirées d’un ambassadeur passionné de chocolat assemblé à la chaîne dans une usine à la mode fordiste. Et tout ça est bien rassurant, et on se dit que bien entouré de cette manière, on mourra le plus tard possible.

D’un côté, nous nous retrouvons donc avec les porteurs du passe, qui accèdent à un monde stable et sain, et de l’autre, ceux qui en sont dépourvus, perdus dans l’incertitude sur un marché de petits producteurs qui n’ont pas d’autre marque que leur nom propre, des noms rarement aussi connus que ceux qui nous rassurent tant. Ce deuxième groupe va-t-il continuer à lorgner sur le premier, qui s’identifie à la puissance de ceux qui ont forgé les marques, établi des franchises, gagné un max d’argent et en ont même donné à la charité ? Mon pessimisme me dit que c’est probable.

Il n’y a pas de liberté dans l’absolu. La liberté, ce n’est même pas choisir, d’ailleurs. La liberté, c’est se positionner. Et quand on vient te dire que tout part en vrilles, que le climat se réchauffe, qu’on ne parvient plus à compter les morts de la pandémie, tu vas te positionner sagement. Tu vas prendre ton « vaccin » pour pouvoir faire partie de ce réseau qui a tant enrichi la planète (et oublier les pénuries persistantes de matières premières, et le départ de celles qui restent vers d’autres contrées). Ce n’est pas une question de monde d’avant ou de monde d’après, pas une question de savoir non plus. C’est une question de pouvoir ou, je le répète, d’identification au pouvoir (je fais depuis longtemps l’hypothèse que la faillite des organisations de défense des travailleurs sont liées au fait que leurs représentants s’identifient aux puissants avec lesquels ils dialoguent, ils se rêvent en équivalents). Ce n’est pas un pouvoir réel, dans le sens spinoziste d’accroissement des capacités de l’être. C’est le pouvoir de celui qui a les moyens de flamber. Et ce dernier, en mettant en place cette politique de terre brûlée et de division extrême, sait exactement ce qu’il fait.

Il s’agit donc de miner ces représentations chez tous les individus qui pourraient pâtir de la logique induite par le passe sanitaire, c’est-à-dire tous ceux qui vont devoir en être porteurs, pendant que d’autres s’en dispenseront par leurs statuts de gardiens du temple ou de possesseurs du temple. De les miner, sans agressivité, sans rancune, avec calme, patience, fantaisie. Ce qui appartient aux gens libres, c’est la fantaisie. La fantaisie, c’est un don, c’est un talent, pour ne pas se positionner, pour ne pas positionner l’autre, pour créer de l’incertitude rassurante.

Pour distinguer une possible vie en couleurs de cette vie en noir et blanc qu’on veut nous imposer, il faudra manifester beaucoup de joie, beaucoup d’élégance, beaucoup de don de soi à soi et de soi aux autres. De consumation plutôt que de consommation. Donner envie de brûler plutôt que de flamber, voilà le défi.


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