Passe ta BAC d’abord

par Monolecte
lundi 4 mars 2019

 

Malgré les dénégations systématiques du gouvernement et l’omerta compacte des médias mainstream, il est devenu extrêmement difficile de planquer sous le tapis la réalité massive du déchainement de violence dont les manifestants — et même les malheureux passants « innocents »1 — sont les victimes récurrentes et incontestables. 

Le travail patient d’un journaliste méticuleux et engagé comme David Dufresne2— qui compile patiemment la recension des violences policières autour des gilets jaunes et prend le temps de les vérifier — n’y est surement pas pour rien. Tout comme il faut saluer le quadrillage de terrain inlassable des journalistes citoyensqui filment, racontent et mangent de la tonfa samedi après samedi.

Comme je l’ai écrit, le mouvement des gilets jaunes est un révélateur sans fard de l’état réel et concret de la démocratie et donc des rapports de force en présence dans le champ social, ce qui devrait tous nous alarmer au plus haut point, quel que soit en fait notre bord politique de rattachement. Cependant — et à mon étonnement général —, cette épiphanie en jaune fluo ne parvient pas réellement à sortir du cadre imposé par les discours politiques et à surtout remettre en perspective les conditions de vie générales qui se sédimentent ces dernières décennies et plus particulièrement le sort qui est fait à nos concitoyens dits « de banlieue ».

« Les gens de la BAC sont en guerre, notamment avec les gens des cités. »

Quand David Dufresne analyse longuement l’évolution de la doctrine du maintien de l’ordre à la française, il parle bien de l’émergence d’une manière spécifique de traiter l’ensemble des manifestants — voire même toute personne s’aventurant sur l’espace public à un moment inopportun — comme sont déjà traitées depuis des années certaines populations bien ciblées, et ce, dans une indifférence quasi générale.

23:11 Alors, vous qui avez enquêté, David Dufresne, sur les émeutes de 2005, pensez-vous qu’on se retrouve là face à un comportement spécifique réservé par les forces de l’ordre aux jeunes des quartiers, finalement  ?

23:23 Absolument  ! Absolument. Et d’ailleurs, d’une manière générale, ce qui est en train de se passer sur les gilets jaunes — certains ont parlé de benallisation du maintien de l’ordre, mais il y a de ça…

23:42 Pour ce qui est des images de Mantes-la-Jolie, l’humiliation d’être à genou, les mains sur la tête, etc. c’est une humiliation qui est quotidienne dans les quartiers. Quand je vous parlais des baqueux qui sont en guerre — dixit un commandant de CRS que j’ai eu hier soir, je crois qu’il savait que je venais à l’émission, donc il voulait me faire passer des messages, donc, moi, je passe le message — bien sûr que ce qu’on voit à Mantes-la-Jolie, c’est une partie du quotidien de la police, cette humiliation. Une partie de ce que l’on voit aujourd’hui dans le maintien de l’ordre, c’est en gestation depuis 10 – 15 ans dans les banlieues, dans les quartiers populaires : l’usage immodéré du flash-ball, la violence — par exemple, le plaquage ventral qui n’est pas autorisé dans d’autres pays, que l’on voit, etc. — quantité de choses, oui, c’est en gestation puisque — je vous l’ai expliqué — parfois, le type de la BAC à qui on dit « le samedi soir, tu viens sur les Champs-Élysées faire du maintien de l’ordre », en fait, ça fait trois mois qu’il est à Nanterre, à Clichy et donc, il applique ses méthodes, mais qui sont des méthodes qu’il applique — comme on le sait, déjà, de manière incroyable — en banlieue et qui deviennent visibles.

À l’heure où le monde entier a les yeux rivés sur le mouvement français des gilets jaunes, où l’on s’émeut de la violence qui leur est infligée jusqu’au cœur de cette Europe que l’on pensait pourtant nettement plus indifférente au sort du peuple qu’à celui des banques, où même Amnesty International en est à condamner la France pour sa violence policière, comme la derrière des républiques bananières, le fait que les forces de l’ordre humilient, mutilent et tuent depuis des années en totale impunité devrait tous nous faire réagir ou tout au moins percuter sur certaines vérités pas très bonnes à s’avouer.

Certains, par exemple, s’étonnaient de l’absence discrète et néanmoins remarquable des banlieues depuis le début du mouvement des gilets jaunes. Certes, on pouvait toujours convoquer la sociologie déroutante des néomanifestants, telle que décrite par les médias canal historique qui n’ont cessé de dépeindre les GJ comme des beaufs, des pollueurs, des bouseux, des illettrés, des racistes, des fachos, des casseurs ou des antisémites3, c’est-à-dire pas forcément les camarades de lutte des habitants des quartiers. Mais il y a fort à parier qu’une certaine forme de lassitude est peut-être aussi à l’œuvre dans les rangs des relégués de la République, lesquels ont pourtant tant en commun avec les gilets jaunes… en dehors des gilets jaunes4 et de la certitude de son immunité judiciaire de bon citoyen5.

En plein barbecue dans le parc des Minguettes, la police tire des grenades lacrymogènes et des flash-balls sur des femmes et des enfants. À l’évocation de l’affaire, Mamar ne tique toujours pas.

« Ici on ne rêve plus. »

Ni lui ni aucun des copains à sa table n’a jamais haussé la voix contre les violences policières. « À quoi bon », répètent-ils. Ils s’y sont juste faits. Avec le temps, Mamar raconte qu’il a appris à esquiver les contrôles :

« On baisse les yeux, on fait mine de rentrer chez soi. »
Aux Minguettes, plus personne ne marche contre les violences policières, StreetPress, 9 mars 2017

Maintien de l’ordre… ancien

Tout ceci devrait nous pousser à repenser radicalement nos institutions supposées garantir notre sécurité et notre traitement équitable et juste. Comme nous avons tendance à le dire un peu légèrement, la police a tendance à ne jamais être là quand on a besoin d’elle. Mais en fait, c’est juste que les institutions policières et judiciaires révèlent chaque jour un peu plus à l’ensemble de la population que leur rôle concret est de défendre et protéger les intérêts et possessions des dominants, à nos frais et contre nous. L’instrumentalisation de la justice au service du pouvoir bourgeois n’est pas nouvelle, mais plus la crise des gilets jaunes se prolonge6 et moins le pouvoir se soucie de sauver les apparences.

Bien sûr, le fronton de nos mairies affiche un vœu pieu plutôt qu’un mensonge délibéré depuis bien longtemps déjà, mais l’on faisait mine de croire que tous les citoyens étaient logés à la même enseigne ou avaient au moins les mêmes droits… théoriques, ce qui à l’arrivée était déjà une belle mystification. Une mystification dont les gens qui n’ont hérité ni du privilège blanc ni des privilèges de classe sont conscients depuis bien longtemps. Reiser en son temps avait déjà bien résumé la situation.

Ce qui étonne un peu, c’est que tout le monde s’imaginant dans la fameuse classe moyenne, et considérant que la matraque et la zonzon sont des affaires de gueux, de basanés, bien peu de gens se sentaient concernés par les dérapages et bavures de la police ou la justice d’abattage, à la tête (ou au portefeuille) du client  !

Mais là, il devient de plus en plus évident que la guerre des classes est entrée dans une phase intensive et que les dominants ont une définition de plus en plus large de ce que sont les surnuméraires, c’est-à-dire tous ceux qui, de leur point de vue, ne leur servent rigoureusement plus à rien et sont donc à passer en pertes et profits.7

Notes

  1. Ce qui sous-entendrait bêtement qu’un manifestant n’est jamais complètement innocent et qu’il aurait mieux fait de rester chez lui  ! 
  2. « Travail d’investigation sur les violences policières lors des manifestations de gilets jaunes » qui est salué par la profession puisque l’on apprend ce matin que David Dufresne est nommé pour le grand prix du journalisme 2019  ! 
  3. On attend avec une impatience qu’on ne saurait feindre que le Ministère très Intérieur nous dégote un réseau de nazis pédophiles cannibales consanguins organisé autour des rondpoints du Bas-Quercy
  4. Généralement plus pauvres que la moyenne des foyers, mais cependant nettement moins mal desservis par les transports en commun, les banlieusards des cités ont globalement moins de voitures et donc de gilets jaunes que les périurbains et ruraux.
  5. Cette conviction que lorsqu’on a rien à se reprocher, on ne risque rien de la part de la police et de la justice était jusqu’à présent un privilège blanc. Les gilets jaunes sont en train de se rendre compte qu’il s’agissait en fait d’un privilège de classe !
  6. Révélant par là même l’incapacité grandissante des médias aux ordres de manipuler l’opinion publique
  7. Crédit pour la photo en vignette principale de l’article sur la page d’accueil : Manifestation du 2 mars 2019, par Serge D’ignazio

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