Peindre le tricheur au 21ème siècle

par Bernard Dugué
jeudi 25 novembre 2010

Sarkozy est apparu comme un joueur. Peut-on dire que dans ce domaine, c’est aussi un tricheur ? A cette question précise, ce billet ne répondra pas. Tricheurs, la plupart le sont.


Picasso disait, je ne cherche pas, je trouve. Il disait aussi, quand je n’ai plus de bleu, je prends du rouge. Peindre était pour ce grand artiste une manière d’exprimer un regard, une vision, une construction esthétique de l’homme jaillie de sa pensée. Les artistes utilisent différentes techniques pour exprimer leurs visions. Le mot d’ordre de l’écrivain-chercheur : quand je n’ai plus de peinture, je prends de l’encre. On l’aura compris, l’encre est le matériau pour l’écriture mais elle doit se couler dans le sillon du langage. Les peuples pensent avec leur langue. Il est possible d’écrire comme d’autres peignent ou composent de la musique. Quand l’écrivain se laisse aller à ses divagations esthétiques et morales, il quitte le moment de vérité, prend ses distances avec la philosophie et devient un peu artiste. Certains deviennent célèbres. On les appelle les poètes. Toutes les civilisations ont été marquées par la poésie, ce genre si obscur mais tant universel. L’Inde védique et le Mahâbhârata, La Chine et Lao Tseu, La Grèce, Homère et Hésiode, Rome et Virgile, l’Italie médiévale et Dante, l’Islam et Rumî, L’Angleterre et Milton, la France et Hugo… Ceux qui sont sensibles à la poésie parviennent à se laisser emporter par le charme de cette écriture d’où émane une authentique musicalité, pour ne pas dire une harmonie. Certains poètes, surtout dans les temps anciens, étaient plus proches de la musique. D’autres comme Cioran se rapprochent de la peinture


Les peintres des périodes expressionniste et cubiste ont su tracer le spectre de ces humanités brisées, déchirées, disloquées, et d’autres superficielles, artificielles, figurines d’un théâtre de pouvoir au destin funeste ou à défaut, comique. On retrouve ces mêmes traits de caractères, ces styles existentiels, dans les films réalisés dans les années 1950 et 60. Cette époque si riche, conduisant de 1900 au milieu du 20ème siècle, a vu se révéler quelques traits auparavant cachés de la nature humaine. Le sujet n’est plus cette boîte rationnelle que les philosophes modernes ont tenté de théoriser et de fabriquer. La vie intérieure de l’homme est apparue bien plus complexe qu’on ne le pensait. Freud a « mis le paquet » pour nous en persuader. Quelques penseurs du 20ème siècle ont tracé le portait d’un homme disloqué, égaré, esseulé, alors que l’existence fut considérée comme absurde par un courant philosophique et esthétique placé sous l’égide du soupçon. Verdict, l’homme n’est pas fiable et digne de confiance. Du moins dans la sphère de la vie intérieure. La structure juridique des nations occidentales, alliée à la juxtaposition des intérêts et autres avantages matériels, a fait que les hommes parviennent à collaborer et se civiliser en acceptant les règles et sans trop tricher sur les règles de l’échange et des convenances sociales. Passé un seuil de richesses matérielles, l’homme parvient à se calmer, même si son existence lui paraît frustrante, agaçante, inaccomplie, ennuyeuse. Les plus lucides ou les plus excités tentent de briser les limites d’une existence normée et banalisée en se fixant d’autres règles et en se donnant les moyens pour y parvenir. Ceux qui n’ont pas les moyens psychiques pour vivre au-dessus du prosaïque prennent des détours et s’emploient parfois à tricher. Pourquoi triche-t-on ? Pour défendre ses intérêts tout simplement. Le tricheur pense à lui et agit en transgressant quelques principes, ceux de la justice, de l’éthique, de la morale. La tricherie, c’est l’instinct de camouflage du caméléon élevé à la puissance des modes sociaux et culturels.


Rien ne nouveau sous le soleil. Moralistes, romanciers et autres philosophes ont su décrire la société des hommes sous les traits d’une comédie. Alors que les psychologues ont su dissocier la partie sociale, celle du personnage en situation, et la partie intérieure de l’humain et son âme. Persona et anima nous suggère Yung pour désigner la dualité humaine, la persona étant un substantif dérivé du latin dont la signification est masque. Nous portons tous un masque, une apparence, nous jouons un rôle de composition dans la société, nous composons avec les autres. Un certain nombre de principes, codes et règles imposent qu’on se présente masqué. Cette culture des apparences est consubstantielle à la société de cour telle que l’a décrit le sociologie Elias qui voit dans ces pratiques le ressort de la civilisation française et occidentale. Bien que relevant d’une morale vieille France, ces pratiques visant à donner une forme aux interaction sociale ont une utilité certaine, servant un art de vivre où la politesse sert de reconnaissance et de signe de civilité, voire de civilisation. Même si cette politesse est souvent forcée, elle est préférable à une indifférence barbare portant atteinte au lien social avec les tendances à la brutalité qui vont de pair. L’existence se fait théâtre, les hommes avancent masqués, mais comment apprécier cette mise en scène ? En vérité, le théâtre social est un moyen. Et si on doit le juger, c’est selon les finalités au service desquelles il se place. Cette comédie qui se joue répond en effet à quelques fins poursuivies à titre collectif ou individuel. Le moraliste du 21ème siècle n’a d’autre choix que de se livrer à procès d’intention.


L’homme est donc devenu par essence progressive un être de comédie, dédoublé, capable de produire des signaux et autres leurres dont les contours, formes et contenus ne sont pas l’expression d’une vérité intérieure. Si pour les médiévaux, tout était essence et le reste, accident, pour nous moderne, l’homme se caractérise par la différence entre le sujet et le personnage. La comédie jouée présente quelques intérêts pour la société. Adam Smith avait imaginé la main invisible comme instance transcendantale régulant le marché. Sans doute y a-t-il un théâtre invisible, voire un marionnettistes tenant les ficelles à notre insu, faisant que de cette comédie des apparences et postures naît une vie sociale riche et relativement cohérente. Le sujet est donc intérieurement disloqué entre ce qu’il est, ce qui pense, et ce qu’il veut jouer dans l’existence, pour le jeu lui-même ou pour le gain, le profit. Ce dédoublement est certainement causé par deux finalités, l’une qu’on pourra penser comme authentique, l’autre comme intéressée. Ce constat est d’autant plus valable qu’est concernée la vie sociale moderne, urbaine, liée à l’usage des techniques. Le paysan du 19ème siècle était censé vivre rustiquement et authentiquement. Heidegger aurait souscrit à ce constat, lui qui voyait l’être authentique dans un sabot en bois.


La philosophie peut se pratiquer comme une science rigoureuse et tracer des types, des formes, des généralités, des catégories, des analyses. Aristote fut un philosophe rigoureux. A l’époque moderne où le sujet se singularise et se détermine au point d’être l’objet des attentions philosophique, une certaine manière de penser offre des descriptions esthétiques et morales de l’humain, ou plutôt, des types d’hommes évoluant en société, avec des modes d’existence complexes. Nietzsche s’est particulièrement distingué dans ce regard appliquée à l’homme, offrant des descriptions qu’on imagine obtenue par un philosophe disposant d’un scanner perceptif permettant d’aller au-delà des apparences. Si un esprit doué d’une acuité nietzschéenne observait notre monde, que verrait-il en sondant ces jeux sociaux pratiqués dans les lieux où le travail n’est pas une activité soutenue et appliquée mais associe une part de jeu ? Monde médiatique, université, recherche, communication, politique, conseils locaux, couloirs parlementaires, industries du spectacle… Dans ces lieux, le mérite joue autant que la tricherie, les apparences, la comédie. Plus le système est riche, foisonnant en tentations, plus la tentation de tricher se saisit des acteurs de ce système. Faut-il creuser et tracer un portait du tricheur au 21ème siècle ou bien est-ce déjà fait ?



Lire l'article complet, et les commentaires