Penser à réserver votre guide de la sagesse !

par Bernard Dugué
lundi 25 octobre 2010

Chaos axiologique. Ce n’est pas un gros mot mais une notion sociologique employée pour désigner la situation des pays post-chrétiens, la France notamment, dans lesquels les valeurs se sont multipliées, offrant à chacun une morale selon les goûts et affinités, rendant perplexes voire confus les autres. Les périodes incertaines sont marquées par un regain d’intérêt accordé aux sagesses, surtout celles antiques, de Grèce mais aussi d’Extrême-Orient. Comme si l’exotisme et le décalage séculaire servaient de cheval de Troie à la morale. Les gens sont parfois compliqués. Ils vont chercher ailleurs les voies alors que la morale se trouve au cœur de leur main, ou du moins, pas très loin. Il semble qu’en cette période où le monde ne sait pas où il va, nombre cherchent des repères ou des voies. Si dans les années 70 il fallait conquérir le monde et faire des tas d’expériences, les années 2010 paraissent plus encadrées bien que les modes de vies se soient diversifiés. En 1970, où aller ? Les années 2010 se demandent, comment vivre ? Le guide du routard serait-il passé de mode, au profit des traités et autres guides de la sagesse ?
 
Il n’y a pas si longtemps, Cyrille Javary, fin connaisseur de la Chine, a rempli les salons Mollat pour une conférence, fort intéressante du reste, sur les trois sagesses héritées de Lao Tse, Bouddha et Confucius. Un rapide coup d’œil sur le monde de l’édition montre que la sagesse est un sujet porteur, assez vendeur. Les intellectuels habitués aux succès éditoriaux se sont engouffrés dans ces thèmes où se croient des vies exemplaires et des valeurs praticables. Jacques Attali vient de publier un gros ouvrage consacré à une vingtaine de personnages ayant mené une existence singulière, bravant notamment l’ordre établi. On y rencontrera Confucius aux côtés de Richard Strauss, Aristote et Thomas d’Aquin croqués en compagnie de l’empereur Meiji et de Walter Rathenau. Si on peut douter de la qualité philosophique de ce livre ressemblant à un musée, on ne doutera pas d’un point commun reliant ces destins ; le souci de conduire une vie en jouant de la sagesse, de la vertu, tout en affrontant les contradictions de l’époque. Attali les présente comme des phares vers lesquels les gens se tourneront. Signe s’il en est de notre époque bien sombre et surtout désorientée. L’allégorie du phare renvoyant alors à l’individu naviguant dans l’incertain et cherchant la lumière lui permettant d’accoster vers un port d’attache (tout en évitant de se fracasser contre les rochers). Et qui sait, notre phare incarné, c’est peut-être Attali !
 
Autre intellectuel féru de sagesse, Luc Ferry, auteur de best-sellers dont un traité sur la sagesse des mythes, après avoir co-écrit il y a longtemps, avec son confrère Comte-Sponville, un livre sur la sagesse des modernes. Maintenant, c’est au tour de l’amour de faire l’objet d’une activité éditoriale soutenue. Ferry s’y est collé, comme son coreligionnaire Pascal Bruckner, auteur d’un récent essai sur le marasme du mariage d’amour mais sur la vie de couple comme salut terrestre. La valeur amour se porte bien. En 1970, ce mot avait une signification très culturelle lorsqu’il était précédé du verbe faire. Les jeunes générations voulaient spender la nuit together en écoutant Love des Beatles et les Stones. En 2000, l’amour se fait plus sage, plus zen, érigé comme valeur essentielle de l’existence. Quant à Lucy Vincent, elle vient de publier son troisième ouvrage sur l’amour disséqué à coup de molécules et d’excitation neuronales, le tout inséré dans un pensum très conventionnel. Dans un autre registre, Roger-Pol Droit a écrit récemment trois livres consacrés aux sagesses orientales. Le dernier est publié chez Odile Jacob. Comment vivre avec Socrate, Confucius, Bouddha et les autres. Voici donc un essai de plus sur ces énigmatiques sages antiques. A noter l’arrivée de Confucius dans le hit parade des sages prisés. Bouddha et Socrate étant depuis longtemps dans le classement des dix sages préférés des citoyens du monde.
 
Un tour plus complet de l’activité éditoriale devrait nous convaincre de ce retour en force des réflexions sur la sagesse, l’amour et plus généralement, les écrits et les vécus pouvant servir d’orientation aux individus. Justement, ces textes s’adressent à une personne précise, le lecteur, honnête homme à l’époque du sacre de l’individu. En 1970 les gens croyaient que le monde irait mieux, du moment que les idéaux de gauche ou de l’entreprise allaient fructifier. Rêve collectif enterré en 1990. L’Europe se cherchant, les intellectuels gagnés par la morosité et les marronniers de la presse intellectuelle poussés par les questions du sens, de Dieu, du monde où il va, où il se cherche, la quête de sens pour un avenir qui s’efface. En 2010, les gens n’ont plus confiance dans les dirigeants. Plus personne ne peut leur indiquer où va le monde. L’avenir ne s’efface pas puisqu’il n’y a plus d’avenir mais un futur conçu comme une page vide qui doit être remplie en prenant soin de trouver une bonne voie et de bons guides. En vente dans les bonnes librairies et les grandes surfaces. Ainsi se dessine la crise actuelle, dont il a été dit qu’elle est financière, puis économique, puis sociale, puis morale, crise de confiance mais aussi crise de valeur. Quelque chose ne tourne pas rond disent les uns alors que d’autres pensent qu’ils leur manque quelque chose, que leur existence manque de sens, de valeur, de saveur. Il y a pourtant pas mal de gens satisfaits. Les uns se contentent de peu et n’iront pas chercher des guides de la sagesse. Les autres sont comblés, pénétrés de lumière et n’ont rien à apprendre de Confucius ou de Ferry. Il est probable que de tous temps, l’homme a été en quête de spiritualité et de sens. Peut-être que ce trait ressort avec intensité et particularité dans les périodes d’incertitude comme peut l’être la notre, en cette décennie 2010 marquée en France par une cristallisation des clivages sociaux, doublé d’un basculement vers une ère en rupture avec l’Etat providence et les idéaux forgés après 1945. Les Français l’ont bien saisi. Le guide de la sagesse s’avère utile. Surtout que le pétrole allant vers sa fin, c’est dans l’esprit que l’individu devra voyager, autant que sur la route.
 

Lire l'article complet, et les commentaires