Petites mains et gros mépris
par Monolecte
samedi 20 mai 2017
À quoi reconnait-on du bon journalisme ? À ce qu’il s’emploie aussi à bousculer les idées reçues, à mettre en évidence ce qui est caché, à déconstruire les préjugés et les certitudes condescendantes.
Cela fait un moment que je suis agacée par l’aristocratie du cerveau telle qu’elle est construire en France, par cette féodalité du travail qui oppose la figure noble des professions intellectuelles, prestigieuses et désirables à celle des professions manuelles, prétendument faciles, non qualifiées, interchangeables et surtout qui dévalorise ceux qui les exercent, en l’occurrence, plutôt celles qui y sont cantonnées.
C’est l’ergonome française Catherine Cailloux-Teiger qui m’a sensibilisée à ces compétences méconnues des ouvrières. Elle avait observé des femmes chargées de coudre ensemble les deux côtés de gants, faits pour les travaux industriels. Apparemment, rien de bien compliqué. Mais elle s’est aperçue que les femmes étaient très sollicitées sur le plan cognitif parce que les deux côtés des gants n’étaient pas toujours ajustés, du fait d’erreurs de coupe de leurs collègues en amont. Elles étaient obligées de compenser ces erreurs pour coudre les deux faces ensemble sans que cela se voie, et en allant le plus vite possible parce qu’elles étaient payées à la pièce. Cette compétence était complètement invisible aux yeux de la direction qui ne comprenait pas pourquoi les femmes étaient si fatiguées après leurs journées de travail ; ni pourquoi elles quittaient l’entreprise au bout de quelques années seulement.
Source : « Contrairement aux préjugés, le travail manuel exige de grandes compétences intellectuelles » – Basta !
L’autre jour, j’ai discuté avec quelqu’un qui pensait retourner au travail « facilement » avec un stage de femme de ménage dans un hôtel. Je lui ai répondu qu’à mon avis, il avait des idées préconçues sur ce job qui est assez physique et surtout très intense, à cause de la productivité ET de la qualité du travail qui est exigé.
J’ai déjà tenté de nettoyer ma chambre en mode « qualité hôtelière » (ce qui n’a rien à voir avec les exigences domestiques) : j’y ai laissé 3 ou 4 heures et des litres de sueur. Et c’était loin d’être suffisant. Les femmes de ménage doivent faire ça, en mieux, avec encore plus de contraintes, en 20 minutes environ.
La reconquête de la fierté ouvrière
J’ai récemment croisé le père d’une ancienne copine de classe de ma fille. Généralement, on prend des nouvelles réciproques et on se congratule d’avoir des enfants qui suivent une bonne scolarité sans trop faire de vagues, ce genre de choses. Assez rapidement, il m’annonce que sa fille est en pleine forme : elle a obtenu une dérogation pour être apprentie esthéticienne. Et là, je me suis rendu compte que mon premier réflexe — celui pour lequel tu n’as précisément pas besoin de penser — aurait été de demander s’il y avait moyen de revenir à la filière générale. Pourquoi ? Parce que la filière professionnelle — et plus particulièrement l’apprentissage —, en France, c’est la voie de garage, la sanction de ceux qui échouent à la grande sélection scolaire. Alors, j’ai pris le temps de réfléchir et j’ai juste demandé si ça se passait bien pour elle.
Eh bien oui, elle est heureuse, ça lui plait, c’est ce qu’elle avait envie de faire depuis toute petite, sa maitresse de stage est ravie : elle n’a jamais rencontré une jeune fille aussi motivée, aussi épanouie et aussi douée dans le métier. Son père était fier comme un pou et je les ai donc chaleureusement félicités pour ce choix judicieux.
Et s’ils avaient cédé à la pression sociale du Bac à tout prix et de la filière générale, à cette injonction de mieux se soumettre au parcours du combattant pour mieux être catalogué et rangé à sa place bien délimitée ensuite, je crois qu’il m’aurait raconté une tout autre histoire. Celle d’une gamine qui va au collège à reculons, qui ne voit pas l’intérêt de ce qu’on veut lui faire ingurgiter de force, qui serait au mieux dans l’ennui et la passivité et plus probablement dans la colère et la révolte. Dans une belle spirale de l’échec.
Mais on est tellement conditionnés au bon vieux : « passe ton Bac d’abord ! », même si les étagères de Pôle Emploi dégueulent de bacheliers et plus qui prennent la poussière en attendant qu’on les force à prendre un de ces boulots qu’on leur décrivait « de merde » mais qui sont surtout suffisamment déconsidérés pour qu’on puisse les sous-payer.
Pour une job pride contre le mépris de classe
La classe ouvrière n’a pas seulement été atomisée et invisibilisée, on lui a appris à avoir honte d’elle-même, à cacher sa nature prolétaire sous des circonvolutions linguistiques (Ahhh, l’agent de surface…). Cela permet peut-être tranquillement d’annoncer que l’on vit dans une démocratie représentative quand 60% de la population (les ouvriers et les employés) sont les grands absents des projets politiques, des assemblées tout comme des instances qui prétendent les gouverner. En ignorant leurs richesses et savoir-faire, les réelles compétences qu’ils développent, les difficultés auxquels ils se confrontent dans l’exercice de leur profession, on peut nier leurs besoins, leurs problèmes et leur appliquer des traitements d’une dureté sans cesse grandissante.
Déjà, une nouvelle réforme du Code du travail est dans les tuyaux. Une réforme portée par le mépris de classe et la volonté d’intensifier comme jamais depuis 100 ans l’exploitation sans vergogne des fruits du labeur de la majorité de la population, de la spolier de la simple reconnaissance de son utilité, de son rôle, de la réalité et de la diversité de ses vécus.
Et bien sûr ce sera, comme toujours, double peine pour les femmes ouvrières !
Tout cela m’a fait repenser au jour où j’ai découvert qu’il existait pour les infirmier⋅ère⋅s des ressources pour apprendre à lever ou déplacer un patient dépendant sans se niquer le dos. On n’y pense pas, à quel point le job d’infirmier⋅ère peut être physiquement très dur et éprouvant, en plus de la pression mentale. On oublie qu’un corps humain affaibli par l’âge ou la maladie, c’est de 50 à plus de 100 kg de chair et d’os qui manquent terriblement de prises et de poignées ergonomiques. On oublie que les soins à la personne, c’est essentiellement du boulot de femmes déqualifiées et je ne suis pas certaine que celles que l’on embauche dans les maisons de retraite ont reçu la formation nécessaire pour apprendre à ménager leur santé à elles.
Et dans cette course malsaine au dénigrement de la pénibilité du travail, les femmes, comme toujours, ont l’habitude de décrocher le pompon plus souvent qu’à leur tour. Savoir qu’il existait des formations de manutention de malades, m’a rappelé ce couple de prolétaires où tout le monde admirait la force de l’homme, ouvrier du bâtiment, qui soulevait sans broncher ses 50 kg de ciment, sans aucune considération pour sa femme, une aide-soignante toute menue, qui se coltinait chaque jour (et parfois la nuit aussi) de grands corps malades dont la plupart étaient plus lourds qu’elle.