Peur et paresse de connaître face au basculement des savoirs au 21ème siècle
par Bernard Dugué
mercredi 23 janvier 2013
Cette fois ça est ! Enfin arrivé au bout du tunnel. Cette fois c’est clair, la conception de l’univers, du vivant et de l’humain est sur le point de basculer, comme elle bascula il y a plus de quatre siècles lorsque Descartes inventa la méthode, Galilée mesura la chute des graves, Kepler trouva la loi des aires alors que Newton écrivit les saintes équations de la gravitation. La chimie et la physique ont ensuite découvert les lois de la chaleur, les molécules organiques ou non, les atomes, puis la biologie a vu les cellules au microscope et trouvé la structure de l’ADN avec ses gènes et voilà. Mais en ce début du 21ème siècle, les grandes questions sur l’univers, la vie et la conscience se posent encore, sous une forme nouvelle car la science livre beaucoup d’éléments mais elle ne sait pas comment c’est venu et où va tout ça, cette matière, cette vie, cette évolution, cette conscience. Maintenant, on commence à comprendre que derrière cette scène matérielle, mécanique, phénoménale, événementielle, il y a autre chose qui pour l’instant, pourra être qualifiée de substance, d’essence, de Forme et mieux encore, de « calculs quantiques ». Bref, la situation épistémologique, autant que la compréhension ontologique, est très instable et sur le point de basculer. Sur cette planète, il doit se trouver quelques dizaines de savants capables de voir avec une relative clarté ce qui va se produire, sans qu’il n’y ait une vision consensuelle qui se dessine. Tout au plus, voit-on quelques pistes sur le rôle de l’information, des interfaces et surtout, ce « calculateur quantique universel » en vue. A cela s’ajoutent quelques éléments sur les neurones miroirs, l’épigénétique, les trous noirs quantiques.
Et bien évidemment, si basculement il y a, des problèmes ou plutôt des obstacles vont apparaître. Non pas d’ordre scientifiques car l’obstacle est ce qui motive la recherche pour tout chercheur qui se respecte. Faire avancer la science, c’est faire reculer les choses incertaines, c’est franchir les obstacles épistémologiques ou théoriques ou même ontologiques. Le problème, c’est ensuite l’exposition des résultats, des découvertes et là, le savant sait qu’il va trouver une horde de conservateurs qui ne sont pas prêts à entrer dans le nouveau paradigme et qui constituent même un obstacle, humain, trop humain. L’histoire de Galilée nous enseigne que les conservateurs savent déployer des efforts consistants pour barrer la voie à la diffusion des idées novatrices. De plus, ces conservateurs ne voient que leurs propres visions et se refusent à étudier le point de vue différent. Ce qui constitue un déni. Les prélats qui ont condamné Galilée étaient dans le déni ou la dénégation, tout autant que leur prédécesseurs qui envoyèrent Giordano Bruno au bûcher. Darwin aurait été certainement brûlé s’il avait proposé sa théorie en plein 17ème siècle. Mais au 19ème siècle, la normalité n’est pas de conserver mais de trouver du nouveau. La science a pour ressort la recherche et comme résultat le progrès. L’art à cette époque doit faire du nouveau et même choquer. Le 20ème siècle a été l’époque des avant-gardes. La science a progressé rapidement mais a connu aussi quelques controverses comme celle lancée par le mathématicien René Thom sur le déterminisme. Ont fleuri aussi nombre de réflexions spéculatives extrapolées à partir des résultats de la science tout en étant combiné avec des éléments plus traditionnels issus des métaphysiques orientales, ésotériques ou des doctrines théologiques. La fantaisie coexista avec des travaux plus sérieux qui n’en furent pas moins rejetés comme par exemple le Tao de physique de Capra, la critique évolutionniste de Denton ou les champs morphogénétiques de Sheldrake… Le 20ème siècle a été foisonnant voire même exubérant avec des milliers de livres pas toujours conventionnels. Le 21ème est promis au grand basculement de la science mais les acteurs de cette percée vont trouver des résistances puissantes.
Pour participer à cette aventure des « savoirs basculants », il faut avoir un esprit ouvert. Je vous confie volontiers que j’ai une prédilection pour les réflexions éloignées des consensus et dès qu’un ouvrage fait débat, controverse, voire scandale, je vais voir de près ce qui se passe. Si le destin s’y colle, je pourrais à mon tour susciter quelques débats, pour peu que mes théories puissent être éditées et discutées dans un espace public qui ne se réduit pas à un blog ou un site de rédacteurs citoyens. Je crois avoir publié sur Agoravox quelques bonnes feuilles alternatives en biologie, physique et métaphysique et je vous avoue avoir été consterné par la floraison de commentaires visant à disqualifier le texte ou l’auteur. Je ne sais pas si ces phénomènes relèvent de l’anecdotique et du défoulement que permet l’anonymat du Net ou bien s’il s’agit d’un trait de société plus profond, relevant à la fois du sectarisme envers la nouveauté et d’une sorte de narcissisme pervers par lequel celui qui disqualifie autrui croit s’élever en rabaissant l’autre ou à défaut, tente de se rassurer sur ses certitudes en sautant sur le moindre détail formel ou de contenu servant de motif pour balayer d’un trait une réflexion argumentée. Bref, le déni et la dénégation pratiqués au temps de Galilée sont encore d’actualité de nos jours mais c’est moins dangereux et surtout ce n’est pas forcément le même ressort. Aux ressorts savants déterminant les controverses s’ajoutent sur le Net et ailleurs des ressorts narcissiques. En ce cas, démolir un texte ou un auteur n’a pas forcément comme seul objectif la préservation d’un savoir orthodoxe. C’est aussi une manière d’exister. Je cogne donc je suis !
La position du scientifique au bord d’un basculement des savoirs n’est pas confortable, surtout s’il n’a pas de position statutaire, ce qui le prive des moyens matériels et de la logistique nécessaire à la diffusion des découvertes. Il avance à contre-courant, ne trouve pas beaucoup d’appuis et surtout de l’obstruction ou un manque de partenariat. Un exemple que la réaction d’un responsable de collection dans une maison d’édition scientifique face à l’envoi de mon essai sur le vivant. L’intéressé a cru bon me répondre qu’au vu de ce qu’il avait lu sur Agoravox, il n’avait pas une minute à perdre pour lire mon texte. Autre déconvenue avec cet intellectuel en vue qui écrit sur les prophètes de la technoscience, regrettant qu’il n’y ait pas de pensée sur le vivant et qui refusa mon essai car trop universitaire. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Si j’essaie de mettre avec des allégories le texte à la portée des lecteurs, me voilà accusé d’être fumeux tel un Bogdanov de la biologie. Quand c’est exposé avec des détails précis, c’est trop savant, bref, il n’y a pas d’issue excepté les cercles scientifiques. En fait, mes thèses sont compliquées, inédites et demandent au lecteur, même spécialisé ou lettré, un effort soutenu. Voilà, la solitude du pionner incompris. Naïf que je suis, pensant qu’avec la circulation des savoirs et l’instruction contemporaine généralisée, la diffusion d’idées savantes et originales serait presque évidente et c’est l’inverse qui se passe. Bref, ce n’est pas plus facile qu’au temps de Galilée et à bien y réfléchir, il faut noter que la gravitation de Newton a mis plus d’un demi-siècle à pénétrer les cercles savants du pays pourtant le plus avancé en la matière, la France des Lumières.
L’époque est parfois prête pour des découvertes et en d’autres circonstances elle freine. J’avoue être vraiment perplexe sur les capacités des contemporains à entrer dans une pensée nouvelle qui, sans remettre les acquis de la science actuelle, suppose que les modèles et théories en vigueur et obtenues par la science moderne empirico-théorique ne sont que des approximations, surtout dans le domaine de la biologie. Qui en est au stade de la cosmologie à l’époque des épicycles.
C’est étrange que cette époque qui, lorsqu’il est question de fantaisies corporelles, d’art conceptuel, de défilés de mode, de trash télé, se permet toutes les audaces et les revendique comme expression de la liberté, alors que dans le domaine de la pensée, le conservatisme le plus étriqué règle dans les cercles de la médecine, de l’université, de la recherche et au sein même de la société des gens se réclamant d’une instruction ouvrant vers la compréhension des textes de vulgarisation sans pour autant qu’ils se frottent aux dissidences. L’homme du 21ème ne cherche pas l’audace et l’aventure scientifique, il préfère la sécurité offerte par les gardiens de la doxa. Un sentiment tout à fait humain car la connaissance de quelque vérité nouvelle sur l’univers et la conscience pourrait susciter l’inquiétude métaphysique. L’homme a déjà affaire aux peurs contemporaines, virus, climat, terrorisme, OGM et j’en passe, si bien qu’il ne va pas en rajouter. Du côté des scientifiques, on trouve quelques chercheurs mais la plupart oeuvrent dans la recherche dite de routine et ne ressentent pas la nécessité d’en savoir plus sur les mystérieux fondements de la réalité. Ils acquièrent les savoirs utiles à leurs travaux de laboratoire et leurs tâches d’enseignement. S’ajoute à ces faits le côté idéologique et conformiste des cercles scientifiques qui regardent d’un mauvais œil les tentatives de pensée alternative et les dissidences conceptuelles. Pour être complet, j’ajouterais volontiers une autre explication de la réticence face aux nouveaux savoirs. Comprendre le monde à travers les livres savants et les recherches spéculatives innovantes nécessite un labeur qui finalement, est consenti par les aventuriers, passionnés et curieux de connaissance. Or, parmi les contemporains ayant quelques disponibilités et dispositions à prendre le temps de connaître, la paresse intellectuelle et la séduction des divertissements faciles aura vite fait de dissuader les intéressés de partir à l’aventure. La connaissance ne procure pas ses effets immédiats. C’est comme au ski. Les premières semaines, c’est la galère, les chutes, les courbatures mais après, la technique aidant, la glisse se fait fluide et le plaisir est au rendez-vous.
Peur de savoir, paresse de savoir, voilà quelques déterminants épistémologiques aux ressorts psychosociaux caractérisant notre époque. Il n’est pas certain qu’aux siècles passés la situation ait été différente. Disons qu’il y avait d’autres peurs diffuses alors que des acteurs téméraires partaient à l’aventure en Amérique ou, tels Spinoza et Galilée, osaient penser contre la doxa. Il y avait certainement moins de loisirs faciles mais pourtant, le divertissement était répandu si l’on en croit Pascal. En vérité, la volonté de savoir a de plus en plus rejoint la volonté de puissance si bien que les intérêts politiques, idéologiques et économiques conditionnent l’attitude des chercheurs et des gens lettrés face au savoir. Une connaissance qui est libre, ouverte, sans intérêt spécial, offerte au partage, peine à se développer et trouver sa place en ce monde voué à la frénésie activiste.
Les initiés à la philosophie grecque l’auront deviné, c’est encore le vieux dilemme entre un monde conflictuel du genre Héraclite Thucydide et un monde harmonique et idéalisé à la Platon. Savoir pour le pouvoir et la puissance ou connaître pour la contemplation et les relations platoniques. Sur le plan pratique, les nouvelles connaissances sont très incertaines, mais comme rien n’est prévisible, des innovations thérapeutiques sont possibles, sur le cancer par exemple.