Peut-on encore parler de racisme de façon raisonnée ?

par tiptop
jeudi 12 septembre 2019

L’affaire Lilian Thuram nous rappelle une fois de plus que porter la question du racisme sur la scène publique est le plus sûr moyen de semer la discorde et la confusion. Au mieux, tout le monde (ou presque) se vautre dans les imprécisions sémantiques, les écarts de langage provoquant des réactions en chaine qui mènent à l’autocensure et au politiquement correct. Au pire, nous réveillons la « bête », les maux des mots et les entrepreneurs de haine qui prospèrent sur les réseaux sociaux et les plateaux télé. Peut-on donc encore parler de racisme (et d’antiracisme) de façon raisonnée ?

Ce qui piège (ou échappe parfois) aux observateurs les plus avertis est la double nature du racisme : à la fois une idéologie bricolée sur l’idée de race pour justifier de façon radicale des rapports de domination et un système qui produit des effets discriminatoires indépendamment de toute idéologie[1]

 

Le racisme englobe un certain nombre d’idéologies basées sur l’inégalité des races ayant leur propre régime d’historicité. Pour faire simple : tout racisme a une histoire. Les corpus de textes, d’images et de représentations diverses qui avilissent l’Autre permettent à l’historien d’en souligner les permanences et les ruptures. Pour prendre des exemples non sujets à polémiques, il est bien clair que l’antisémitisme, le racisme anti-noir ou anti-arabe ont suivi des cheminements et des logiques très différentes au cours des époques. En schématisant à l’extrême, le racisme anti-arabe a puisé sa source dans l’orientalisme et la domination coloniale. Aujourd’hui, la figure péjorée du « musulman inassimilable et potentiellement fanatique » a pris la place de l’immigré arabe venu « prendre le pain des Français ». Concernant les Noirs, après le traumatisme moral du nazisme et les décolonisations, le racisme biologique a progressivement laissé la place à un racisme plus culturel. Le racisme relève toujours d’un discours essentialiste justifiant une domination. Il procède à la dépréciation par la race d’un groupe dominée et surtout –on l’oublie souvent - à la valorisation par la race du groupe dominant. Mais l’histoire nous apprend qu’il peut parfaitement y avoir esclavage ou colonisation sans racisme. C’est là où les choses se compliquent et deviennent intéressantes. Les Romains essentialisaient les Barbares mais ne les racisaient pas. Les traites arabes justifiaient l’esclavage sur des bases religieuses : les Dhimmis (les gens du Livre, juifs et chrétiens) devaient en principe y échapper, en conséquence, de nombreux Noirs convertis y échappaient. Avant le XVIIIe siècle, nous trouvons certes des textes isolés (juifs, chrétiens et musulmans) particulièrement négrophobes, mais pas plus « animalisant » que pour d’autres groupes stigmatisés. Le racisme au sens moderne est paradoxalement né des Lumières, de l’idée de progrès et donc de compétition entre « nations ». L’ethnonationalisme prenait son envol en Europe après la Révolution française et les guerres napoléoniennes. Le point de basculement fut le milieu de XIXe siècle avec la diffusion simultanée d’un certain nombre d’ouvrages racistes provenant de France, d’Allemagne et des Etats-Unis. D’où un deuxième paradoxe : c’est au moment des abolitions successives de l’esclavage que surgit le racisme, en tant qu’idéologie constituée et légitimée par la biologie et un évolutionnisme dévoyés. Contrairement aux colonisations du XVIe siècle, le racisme fournissait donc une justification morale ex ante à la colonisation : « le devoir de civiliser », dont la dimension positive (et positiviste) doit bien être perçue. Inférioriser certaines races n’était pas perçu comme une infamie. Bien au contraire, les discours de Jules Ferry sur la nécessité morale de coloniser sont à ce titre très éclairants. Faut-il rappeler que le racisme peut être bienveillant, sur le mode « je ne suis pas raciste car j’adooore les Noirs » ? 

Ce constat historique peut amener le trouble pour deux raisons qu’il nous faut à présent examiner.

D’abord, le racisme moderne est né en occident, au XIXe, concomitamment à l’ethnonationalisme et à la colonisation. La culpabilisation des consciences occidentales par l’émergence de mémoires autrefois invisibilisées s’est couplé à la montée en puissance des ex-colonisés et minorités racisées. Ce double phénomène a insécurisé les « petits Blancs » qui se sentent attaqué dans leur identité et leur avantage positionnel (le fameux « on est ici chez nous ! »). Ils se découvrent ou se redécouvrent Blanc mais plus du tout dominant, d’où les effets délétères que l’on peut observer partout dans le monde, en particulier aux Etats-Unis. On se met à haïr une minorité racisée non seulement parce qu’elle est perçue comme « proliférante » (théorie fumeuse et pour le coup proliférante du Grand Remplacement) mais parce qu’ils nous ressemblent de plus en plus et sont en concurrence directe sur un marché du travail en crise.

D’autre part, le racisme, vu dans sa dimension historique, heurte le sens commun, pour qui il existe d’autres formes de racisme. Pour la grande majorité des gens, les choses sont simples : si on me rejette pour ce que je suis, c’est du racisme. Nous assistons aujourd’hui à une multiplication des formes de racisme (anti-gros, anti-rouquins, anti-riches, anti-blanc etc.) au point que le mot « racisme » perd, non pas son sens originel (car ce que le mot désigne n’a jamais cessé d’évoluer), mais toute intelligibilité. De facto, cela interdit tout débat raisonné. Il suffit de se plonger dans les débats sur les plateaux télé et les réseaux sociaux pour s’en persuader. Certes, le racisme est bien un essentialisme qui sert à justifier le rejet de l’Autre, mais tout rejet de l’Autre pour ce qu’il est n’est pas nécessairement du racisme (xénophobie, homophobie, misogynie, sont-ils des racismes ?). L’essentialisme est une des formes de pensée archaïque la mieux partagée au monde, car parfaitement intuitive : elle consiste à confondre les attributs (l’avoir) avec l’essence (l’être). Je reprends ici l’exemple d’Ivan Jablonka concernant les racines de la domination masculine : une femme a un utérus, donc c’est une mère, elle a un vagin donc c’est un objet de plaisir, elle des seins donc elle nourrit (c’est une ménagère confinée dans l’espace domestique). Pour en revenir à la question noire, le postulat « Le nègre africain travaille comme un esclave donc c’est un être inférieur » est un schéma de pensée qui semble a priori relever de la même logique sauf que – c’est un point important – l’esclavage n’a jamais concerné que les Noirs dans l’histoire. De plus, il n’y avait aucune fatalité à ce que les Européens justifient la colonisation par l’inégalité des races. L’histoire des empires nous montre que la question de la race (au sens moderne) n’est presque jamais intervenue avant le XIXe siècle. Mais la constitution des identités nationales sur une base ethnoculturelle a conduit des puissances européennes à se penser comme « nations » alors mêmes qu’elles agissaient en empire. A ce titre, la France n’est devenue un véritable Etat-nation (c’est-à-dire délesté de sa dimension impériale) qu’aux accords d’Evian en 1962. L’histoire de France est décidément riche en paradoxes. D’une part, à cette période, les impératifs de reconstruction nationale, exigeant une main-d’œuvre immigrée abondante, allaient anéantir définitivement l’idée d’une France blanche et chrétienne. D’autre part, l’Etat-nation allait se délester d’une partie de sa souveraineté nationale en s’arrogeant une place dominante au sein de la construction européenne.

La deuxième entrée est le racisme en tant que système qui produit des effets discriminatoires, nonobstant toute idéologie raciste. Beaucoup d’antiracistes ne le perçoivent pas et se contentent de proférer des anathèmes particulièrement contre-productifs. Pour comprendre les effets imbriqués de cette double nature du racisme, à la fois idéologique et systémique, il suffit de rappeler qu’on peut discriminer racialement sans être raciste, voire discriminer à son insu. Il est tout aussi possible d’être raciste sans jamais porter atteinte ou discriminer quiconque sur une base raciale.

Le premier cas renvoie au racisme structurel et au racisme d’Etat. Si les policiers dans les quartiers discriminent à tour de bras en pratiquant les contrôles au faciès, peut-on en déduire qu’ils sont tous racistes ? Les policiers utilisent des stratégies de maintien de l’ordre très différenciées. Dans les manifestations habituelles, on discute et on négocie et éventuellement on tape après[2]. Dans les banlieues et les confettis d’empires que sont les DOM-TOM, on tape d’abord[3]. Il est peut-être alors légitime de parler de racisme d’Etat et certains ne s’en privent pas. Mais peut-on affirmer que les représentants de l’Etat soient racistes ?

Dans le deuxième cas, un quidam peut fréquenter les réseaux sociaux de la fachosphère et s’autopersuader de la réalité du grand remplacement, tout en respectant son collègue de travail musulman, voire même, en se montrant sympathique avec lui occasionnellement. A l’inverse, son patron de gauche aux idées libérales peut très bien discriminer racialement à l’embauche par simple calcul[4]. Un enseignant humaniste peut très bien être conduit structurellement à orienter des élèves racisés vers des voies professionnelles dévalorisées.

Le fait que ces cas paraissent improbables (ils le sont) n’est pas important. Il faut juste admettre que c’est possible. Les individus sont pétris de contradictions et à ce titre récupérables (à l’exception des nazillons et autres enragés de l’identité raciale). Il serait d’ailleurs souhaitable de ne jamais traiter quelqu’un de raciste, au risque évident de le renforcer dans ses préjugés et dans une posture défensive. Il est plus payant de pointer par l’humour ses contradictions et le caractère inacceptable de certains comportements (pas nécessairement les siens). 

Quid alors du racisme anti-blanc ? J’ai déjà produit un article ici sur cette question aussi je vais être court. Il est clair que les provocations, les insultes anti-blancs, qui peuvent être relevées ici où là, ne relèvent pas d’une idéologie raciste quelconque, dont on pourrait rassembler des corpus de textes et de représentations pour en étudier l’historicité. Les études en sciences sociales dans ce domaine sont catégoriques : les discours sur le racisme anti-blanc proviennent des milieux d’extrême droite. Mais les plaintes proviennent aussi de gens qui se revendiquent non-racistes. On ne peut donc pas nier les actes. Il est terriblement contre-productif de leur dire qu’il n’y a pas de racisme anti-blanc. Cependant, ces derniers doivent comprendre que ces comportements stupides et parfaitement répréhensibles sont d’abord des réactions contre une société jugée discriminatoire. Ces personnes racisées, par effet miroir, se retournent contre les « Blancs ». Des Blancs qui, d’ailleurs, ne se retrouveront jamais discriminés à l’embauche, au logement, dans les administrations ou dans la rue. Il n’y a pas de système qui produit des discriminations raciales vis-à-vis des Blancs, autre que par mesure compensatoire (cas des politiques de discriminations positives, particulièrement peu développées en France). Cet effet miroir qui consiste à retourner le stigmate racial est un comportement archaïque que l’on retrouve partout : je m’estime victime de racisme, je vais l’être à mon tour, on me traite de raciste, mais, en fait, c’est l’autre qui l’est, etc.

Je vais conclure en rappelant cette anecdote personnelle. Mon fils ainé adoptif est noir de peau. A plusieurs reprises au CM2, il se faisait régulièrement insulter de « singe » « macaque » par une élève d’origine maghrébine. Comme il n’a pas cru bon en parler, au bout de plusieurs jours, excédé, il s’est mis à traiter cette élève à son tour de « sale arabe ». L’affaire est enfin parvenue aux oreilles des instits qui sont intervenus et ont puni les deux élèves, ce que j’approuve. J’en ai même rajouté une couche à la maison, car l’idée que mon fils puisse proférer des propos racistes était à mes yeux inacceptable, en ayant parfaitement conscience qu’il n’avait pas provoqué la situation. Est-ce que mon fils était « raciste » pour autant ? Non, bien sûr, et il n’est même pas sûr que son agresseur l’ait été. Les « propos racistes » font aussi parti d’un répertoire d’actions (puisé évidemment dans l’environnement proche, ici la cour de récréation) proprement défensif et certainement moins couteux que la violence physique, les propos racistes étant une violence symbolique tout de suite opérante car « dans l’air du temps ». Ainsi le lien entre actes racistes et idéologie raciste n’est pas automatique.

Avertissement : cet article n'est pas destiné à exciter les petits nazillons en herbe qui font leur armes sur Agoravox. Merci à eux de passer leur chemin. Bienvenue à tous les autres.

 

[1] Ce texte est le prolongement de réflexions entamées sur ce blog. Voir https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/260916/le-piege-identitaire https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/200316/racisme-et-antiracisme-comment-sortir-de-l-orniere https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/301114/exhibit-b-nous-sort-il-de-l-impense-de-la-race-et-de-l-antiracisme-naif

https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/130114/affaire-dieudonne-une-tumeur-politico-mediatique-francaise 

https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/050413/limposture-du-concept-de-racisme-anti-blanc

[2] Entre parenthèses, la répression des gilets jaunes a constitué une rupture dans ce domaine. 

[3] Un jour, un membre de ma famille, gendarme m’a dit à propos des missions de service d’ordre dans les DOM TOM, « là-bas, c’est pas comme ici, c’est la guerre ». Eloquent.

[4] A titre personnel, je préfère infiniment un facho qui s’ouvre aux autres, comme le magnifique personnage de Clint Eastwood dans Gran Torino, ; qu’un libéral de gauche qui abandonnent ou trahit ses idéaux de gauche par prétendue « réalisme social ».


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