Peut-on s’échapper d’une prison panoptique ?
par Arturo ZAPATA
lundi 21 décembre 2015
Cette photo n’est pas anodine, il s’agit de la prison baptisée « Presidio Modelo » érigée sur l’ile des Pins au large des côtes cubaines. Elle a été fondée sur un principe simple : voir sans être vu, imaginé en 1791 par Jeremy Bentham à une époque où la France commençait à affuter sa guillotine. Les gardiens qui y officiaient entre 1953 et 1955 étaient chargés de la surveillance d’un prisonnier hors du commun : Fidel Castro, incarcéré après son assaut manqué contre la caserne Moncada de Santiago de Cuba. Mais il ne s’agit pas seulement d’un modèle particulier de prison. « Le panoptisme, pour Bentham[1], c’est bien une formule politique générale qui caractérise un type de gouvernement » stipulait Michel Foucault dans son ouvrage « Naissance de la biopolitique »[2]. Les lois récentes qui ont surgit à l’aune d’une politique dite sécuritaire attisent les critiques envers l’état nous renvoyant à la formule « Le panoptique, c’est la formule même du gouvernement libéral […] »[3]
L’Etat français se lance, à la suite des USA, dans une politique de surveillance massive et sans contrôle judiciaire à l’encontre du peuple qu’il est censé servir. Les moyens mis en œuvre, certes motivés par la lutte contre le terrorisme, sont pointés du doigt tant les incohérences voire les inconséquences géopolitiques n’ont pas manqué d’être mises en exergue par quelques libre penseurs assez largement médiatisés. Pour faire bref, comment justifier l’appui logistique apporté par la France aux factions séditieuses souvent exogènes en Syrie et en même temps leur déclarer une guerre totale ?
Cet ainsi qu’internet devient progressivement un lieu d’où est bannie la liberté d’expression. Ce contrôle pris en charge par la DCRI et DGSE n’est qu’un dispositif supplémentaire venant compléter ceux déjà installés par les GAFAs qui prennent dans leurs filets à petites mailles l’ensemble des données générées par l’usage de toute sorte d’applications connectées à l’internet. Matthieu, collecteur d’impôts devenu apôtre de Jésus-Christ s’exprimait ainsi : « Et les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés ». Cette phrase à double sens peut nous amener dans une première acception à craindre l’emprise démesurée qui s’opère sur les cybercitoyens et d’un autre point de vue nous faire prendre conscience, et ce me semble être la bonne interprétation, que la valeur de chaque individu est inestimable, jusqu’au dernier de ses cheveux.
Google associe les deux interprétations dans une politique de logiciels connectés déclinant une profusion de fonctionnalités allant du moteur de recherche (qui aurait déjà permis la mise en examen de personnes en fonction de la saisie de certains mots-clés), à la prise de note, au traitement de texte, d’un traducteur, du visionnage du vidéo, l’examen de votre trace GPS etc…Inutile de préciser que l’ensemble des traces laissées par les utilisateurs sur Facebook, Amazon ou Apple intéressent l’Etat qui a ensuite tout intérêt à solliciter les GAFAs pour approfondir sa politique de surveillance massive. Une nouvelle source d’information entre en scène via l’internet des objets, cette technologie mature développe une infinité de boucles de rétroaction entre individus et websites centralisés via l’internet. Les données ainsi collectées ouvrent de nouveaux horizons aux sociétés d’assurances en leur permettant de modérer leurs décaissements par le ralentissement drastique de la croissance des sinistres : les capteurs de toute sorte sont en effet susceptibles de prévenir des incendies, de surveiller le comportement de l’automobiliste, d’infléchir la consommation de produits nocifs (sucres) ou toxiques (nicotine), d’inciter aux exercices physiques en récompensant les calories brûlées etc… Pour compléter le tableau, les contrôleurs fiscaux bénéficiant de sources d’informations croisées commencent à se déployer en Italie, l’Espagne y songe alors que dans le même temps les entreprises internationalisées, bénéficiant de conseils fiscaux de haut vol, sont protégés par l’étrange légalité de leurs complexes techniques de défiscalisation off-shore.
L’accumulation des données dont seul les GAFA bénéficient met en évidence notre entrée dans un système d’information asymétrique dont le cybernaute ravalé au rang de « ressource » par les géants du net ne bénéficie que de l’utilisation d’outils mis à sa disposition. La matière première, extraite des ressources que nous sommes tous, n’est pas rétribuée à son juste prix, l’internaute se mue en prosateur et pisse-copie, nègre et bois d’ébène pour les néo-colonisateur d’un système économique rappelant l’oppression des puissances coloniales envers les pays producteurs de matières premières.
Le phénomène d’ubérisation advenant dans une étourdissante frénésie médiatique renferme à n’en pas douter de puissants mécanismes collaboratifs. Pourtant, même si ces mécanismes réticulaires embarquent en eux une composante incontestablement favorable au pouvoir d’achat de la multitude, ils sont aussi destructeurs de valeur dans les secteurs où ils ont fait une entrée en force : celui des taxis et de l’hôtellerie notamment pour citer ceux les plus impliqués dans l’actualité médiatique. Bien sûr, l’ubérisation créé du pouvoir d’achat pour les clients concernés, mais dans le cas d’Uber et d’Airbnb, la valeur s’échappe vers des lieux à la fiscalité plus accueillante. Les investisseurs raflent la mise alors que l’essentiel des propriétaires des « outils de production » prestataires de services – comme le sont les chauffeurs et les loueurs des réseaux sus-cités sont prélevés de commission pouvant atteindre vingt ou trente pourcent des prix de vente. L’assujettissement des acteurs productifs vis-à-vis des règles de définition des prix de vente les enferme dans une mécanique asymétrique inéquitable vis-à-vis d’une instance centralisée totalement déshumanisée, cette asymétrie relève de la gouvernementalité algorithmique[4] appliquée au secteur économique.
Essayons de faire le tri parmi les échappatoires possible en partant d’expériences à même de baliser la marche à suivre. Sous le patronage de l’IRI dirigé par le philosophe Bernard Stiegler, se déroule depuis quelques années au centre Pompidou de Paris une importante série de conférences : les ENMI. En passant en revue la dernière session, il parait évident que l’actuel tropisme des médias et plus généralement des intellectuels qui planche sur le devenir de l’internet est orienté dans le sens d’une lutte féroce contre la prolétarisation généralisée, figurée par la gouvernementalité algorithmique, l’automatisation des tâches et la désindividuation psychique. On a assisté au fil des interventions de ces « Entretiens du nouveau monde industriel », à la dénonciation de nombreuses déviances de l’automatisation réticulaire au travers des discours de d’Evgeny Morozov, Dominique Cardon, Giuseppe Longo, Julian Assange et Harry Alpin. Il a été question de « Far West » pour qualifier, probablement de façon inapproprié, l’internet en tant que nouvel espace de non droit. En effet, l’internet semble plutôt évoluer par superposition de nouveaux territoires à l’instar de Facebook où les pionniers s’engagent insouciant en validant d’un clic les lois qu’ils devront respecter. Les GAFAs sont ainsi des territoires en mille-feuilles déroulant leur corpus de droit positif sous forme de code informatique. L’inconséquence apparente d’un clic validant les Conditions Générales d’Utilisation d’un GAFA pose la question du consentement éclairé, pour autant, le rapport de force asymétrique associé à une communication univoque ravale l’internaute au rang d’incapable de fait, dans le sens juridique du terme. Ce constat peu exaltant pousse à une appétence forte pour une plus forte implication de l’Etat, représentée lors des ENMI par Axelle Lemaire, supposée limiter l’emprise de la gouvernementalité algorithmique en permettant une nouvelle recomposition du collectif via le numérique. D’entrée de jeu Axelle Lemaire portait la voix d’un Etat souvent inaudible devant renforcer sa position face à l’emprise des GAFAs, mais le discours et les déclarations d’intention des politiques désarmés ont objectivement fort à faire face à la réalité en marche.
Certains conférenciers ont pourtant apportés leur brique à l’érection d’un bâtiment toujours sans architecte. Citons Xavier de la Porte, Christian Fauré, Bruno Teboul et Yuk Hui qui chacun dans leur domaine propose des pistes qui pourraient donner plus de consistance à un des maîtres mots de Bernard Stiegler emprunté au vocabulaire de Simondon, à savoir « la transindividuation ». L’internet doit s’orienter plus résolument vers le concept de groupe et donc s’éloigner de l’individualisme forcené dominant. En effet, le réseau porte déjà en lui les ferments d’une saine désintermédiation avec le puissant concept de la blockchain à même de généraliser de nouvelles pratiques stigmergiques au sein d’un web régénéré.
Nombre d’entre nous sont en mesure d’émettre de pertinentes critiques de la nouvelle toile en train d’être tissée, mais plus que de critiques, des propositions nouvelles et fortes doivent être formulées pour se constituer en un modèle cohérent. Initions l’exercice en quelques phrases. Tout d’abord, reprenant l’idée du choix éclairé, l’internaute doit être promu au rang de citoyen, non seulement libre de ses choix, mais aussi participant à l’élaboration des propositions qui s’offriront à lui. Il doit pouvoir être partie prenante dans l’élaboration des lois codées du réseau - les algorithmes - et ne plus seulement cocher la case CGU des applications. Plus généralement, il devra bientôt pouvoir choisir de s’insérer dans un système réticulaire piloté par une pléthore de boucles de rétroaction ou bien de vivre quand il le souhaitera en dehors du système. La première liberté sera donc celle consistant à disposer du choix, celui de vivre dans le système ou bien celui de demeurer en dehors (auquel cas certaines zones pourraient être totalement libérées des émissions électromagnétiques). Parmi les deux options, il devra être possible de changer facilement d’option et ainsi d’être libre d’effectuer des allers-retours entre les deux options.
Ceci posé, il semble essentiel de développer un concept global : un système totalement intégré, centré sur la coopération des acteurs et qui devra récompenser toutes les formes de néguentropie (thermodynamique et cognitive en premier lieu), pénaliser l’entropie et instaurer une totale transparence dans toutes les relations interindividuelles et intergroupes. En matière d’économie, une des premières pistes à étudier pourrait être celle des cryptomonnaies, à l’instar du bitcoin, qui à l’insigne avantage de permettre de redéfinir un système horizontal cohérent en dehors du système bancaire pyramidal. La gestion de la réputation, éventuellement déclinée en multiple attributs en fonction des compétences de la personne, peut également figurer en bonne place dans le nouveau système.
Viennent ensuite une cascade de remise en question, quelles règles de fonctionnement affecter à la cryptomonnaie quand la collaboration prend le pas sur la concurrence ? Doit-on conserver la notion d’offre et de demande ? La notion de prix doit-elle perdurer et si oui, quel pourrait-être le nouveau mécanisme de création des prix ?
Dans la mesure où la néguentropie thermodynamique est favorisée, le localisme devient ainsi une priorité. Dans l’hypothèse où un prix est associé à un produit, le système pourrait se charger d’incrémenter la tarification en fonction de son empreinte écologique et de la décrémenter en fonction de sa néganthropie potentielle. La notion de travail elle-même devrait ainsi être totalement revue sur la base d’une telle analyse appliquée aux individus et aux groupes.
Les nouveaux cybercitoyens coordonnés au sein de groupes collaboratifs alimenteraient au quotidien le « contrat social » sous forme d’un corpus de règles essentiellement localistes adoptées par consensus. Ils disposeraient d’un revenu de base inconditionnel auquel s’ajouterait un revenu contributif généré par des actions liées à la création de nouveaux objets, à la production agricole et à la prestation de services (artisanat, aide aux personnes, etc). Chaque groupe disposerait de la possibilité de communiquer sur ses projets référencés sur le réseau en groupe-action. Le système en connaissance des compétences des acteurs, de leur agenda, de leur réputation serait susceptible d’établir des liens entre groupe-actions et ainsi de proposer des prestations aux personnes en demande.
Le déplacement des acteurs verra son tarif augmenté en fonction de son impact écologique. Si plusieurs acteurs sont disponibles, celui nanti du moindre impact écologique sera retenu.
Voici trop rapidement énoncé quelques suggestions que les ENMI 2015 auraient pu formuler par la voix d’un de ses intervenants, car après tout, pour faire rêver en un meilleur avenir ; la proposition se doit d’être radicalement nouvelle. Ainsi elle pourra produire en chacun de nous une indispensable aspiration au « buen vivir », à l’« eudaimonia » ou à la « vie bonne ». La recherche d’une ambition symbolique forte est indispensable pour « la toile que nous voulons ». L’aspiration à cette « vie bonne » clairement matérialisé par la description d’un système global, totalement cohérent peut susciter l’« enthousiasme » que Cicéron, reprenant la pensée de Démocrite qualifiait « d’énergie divine de l'âme », nous touchons là un territoire que les ENMI2015 n’ont pas défrichés.
Nous devons reprendre le contrôle de notre destiné pour affirmer notre autonomie face à un système néolibéral qui accroit son emprise panoptique. Le nouveau modèle s’adossera des choix formulés individuellement et collectivement par les cybercitoyens que nous sommes, le néoliberalisme sera peut-être in fine amendé par petite touche, mais sa transformation doit être impulsée par la définition d’un schème cible intégré, cohérent et exhaustif afin de fournir au peuple les moyens de concentrer sa motivation qu’il fera suivre d’actions. A l’instar des programmes libertariens, anarchistes ou communistes, il apparait qu’un nouveau cadre global et cohérent, pouvant être encapsulé dans un réseau social intégrant des fonctionnalités de gestion de groupe, de cryptomonnaie, de travail collaboratif etc, peut combler les voeux des cybernautes à la recherche d’un avenir meilleur.
Dans son ouvrage « Presidio Modelo », Pablo de la Torriente Brau dépeignait le sort des prisonniers dans les termes suivants “[…] les hommes devinrent des monstres, quelques-uns des héros, et des centaines se rachetèrent par leur martyre”. Nous sommes tous des héros de « Presidio Modelo », personne ne doit se laisser déposséder de son avenir, il n’y a pas lieu de se résigner à la servitude volontaire. Le cybercitoyen pourra ainsi s’engager sur de nouvelles voies de développements individuels (et en commun) où les décisions seraient prises en parfaite conscience des enjeux du présent et du futur. En 1792, Bentham ne put mener à bien son projet de prison panoptique qu’il espérait concrétiser en France, ainsi, malgré qu’il fut fait citoyen français, les évènements de la révolution mirent fin à sa chimère. L’asymétrie du pouvoir des gouvernants se pose de façon bien plus large aux citoyens du XXIème siècle, il ne tient qu’à eux de ne pas se laisser prendre au piège d’un nouveau panoptisme insidieux et ubiquitaire.
Crédit photo : I, Friman [GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html), CC-BY-SA-3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/) ou CC BY-SA 2.5-2.0-1.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5-2.0-1.0)], via Wikimedia Commons de Wikimedia Commons