Policier : la personne à abattre

par LATOUILLE
vendredi 16 octobre 2020

 L’attaque du commissariat de police de Champigny‑sur‑Marne, qui s’ajoute à tellement d’autres évènements, n’a pas manqué d’émouvoir les politiciens, les journalistes et dans une moindre mesure l’opinion publique. Si j’ose écrire que l’émotion peut être modérée dans l’opinion publique c’est que celle‑ci est tellement multiforme qu’il est plus que hasardeux de considérer, comme on l’a fait à tort en 2015 avec « on est tous Charlie », qu’elle ait une réaction unique face à quel que phénomène que ce soit. Le faire ce serait une faute scientifique et de toute évidence c’est une erreur politique. C’est donc à l’aune de cette diversité sociale qu’il faut regarder les violences contre les policiers.

 

 L’histoire des sociétés modernes montre que ce phénomène de répulsion engendré par la police n’a rien de nouveau. Essayons de nous souvenir. Mandrin dont on a fait un personnage héroïque au service du peuple n’était qu’un contrebandier qui sévissait en Dauphiné contre les douaniers et les percepteurs de l’époque, même s’il a parfois distribué un peu de ses gains (ça reste à être confirmé) à des gens du peuple il n’hésitait pas à faire le coup de feu contre la police royale. Sur un registre plus distrayant allons voir le théâtre de Guignol, porte‑parole des petites gens, où parfois on n’hésite pas à bastonner le gendarme appelé « Flageolet » ou « Pandore ». Une revue de la littérature ferait apparaître le policier plus souvent comme représentant et protecteur des « dominants » que des petites gens, et plus souvent vilipendé et injurié qu’adulé. Bien sûr on peut toujours gloser sur le fait que protégeant les uns on protège les autres ; dans les faits, et dans l’histoire, ça n’apparaît pas si nettement que les caciques de la politique le disent ; pour s’en convaincre de voir avec quelle application la police est intervenue contre les Gilets Jaunes, contre les ZAD, les jeunes dans un lycée ou manifestants écologistes sur un pont de Paris. Il s’agit bien chaque fois de protéger les intérêts des possédants en premier lieu et accessoirement les autres. Ce n’est pas là le fait des policiers, surtout pas pris individuellement, mais le résultat d’une politique globale voulue par les gouvernants depuis plus d’un siècle dont il faut bien reconnaître qu’elle s’origine dans une grande complexité de questions, d’objectifs et de stratégies. On trouve quelques pistes de réflexion dans le chapitre « Sauver la France, défendre la République, protéger les citoyens : les forces de l’ordre et les injonctions sécuritaires de la Belle Époque », dans le livre « La République à l’épreuve des peurs », où Laurent Lopez écrit : « Mais que doivent alors défendre les forces de l’ordre : un régime et ses lois ? Un peuple et ses citoyens ? Un système et ces libertés ? Et cette force publique est au centre de préoccupations considérant, dans la 2nde moitié des années 1880, que les malfaiteurs croissent en nombre et en audace : il faut au plus tôt endiguer le torrent qui menace la sécurité de tous ». On concédera qu’il ne faut être ni réductionniste ni simpliste, mais si pour une fois on voulait bien réfléchir sur cette complexité au lieu de balancer les sempiternelles rodomontades politiques entre menaces et promesses, les unes insoutenables en pratique, les autres la plupart du temps inapplicables dans le cadre des politiques budgétaires qui sévissent depuis 20 ans.

 

 Le fait est que le policier représente pour une partie de la population, plus importante qu’on veut bien le croire, l’Autorité d’État dans ce qu’elle a de briseur de liberté (on peut toujours gloser sur les limites de la liberté…), la force des puissants et des dominants. Et en marge de cette « partie de la population » il y a la multitude de contrevenants que toute action de police gêne, dérange et donc qu’il faut, au besoin, éliminer. Ainsi, dans ce maelstrom social on trouve les dealers, les réfractaires aux mesures sanitaires imposées par l’actuel gouvernement comme les restaurateurs marseillais soutenus par une ancienne sénatrice PS qui les encourageait à désobéir, les réfractaires à telle ou telle imposition de la loi, et le nombre dépasse le volume d’une encyclopédie, mais de là à conduire des actions violentes contre des policiers il y a une marge à propos de laquelle les politiciens et les syndicats de policiers devraient s’intéresser à la lumière des études scientifiques. Pour l’instant on préfère au prétexte d’une prétendue culture de l’excuse, rejeter la science et fermer les yeux sur les politiques et les pratiques policières ainsi que sur les politiques sécuritaires et sociales et leurs conséquences, et on brandit la République (qui serait en danger) comme un cache sexe couvrant péniblement les turpitudes de la classe bienpensante.

 

 Donc, à l’instar d’un dangereux boutefeu comme Frédéric Péchenard, largement responsable quand il était directeur de la police nationale des politiques et des stratégies policières actuelles ou du sénateur Bruno Retailleau, il y a ceux qui appellent à plus de coercition voire plus de violence policière ; or on sait que la violence ne supprime pas la violence, bien au contraire. Alors appeler, comme il l’a fait sur France Info récemment, à instaurer un droit de « tirer » pour les policiers, sans encadrement, sans limite n’est sans aucun doute pas la réponse, il suffit de prendre l’exemple des États‑Unis. Si on écoute bien ce camp des ultra‑violents, obnubilés par la force et la répression, demain on rétablit la peine de mort, on ouvre des maisons de correction et des camps de travail. À côté de ceux‑là, avec souvent de fortes zones de recouvrement, il y a ceux qui appellent au renforcement de la réponse judiciaire sans pour autant réclamer une augmentation des moyens : magistrats, gardiens de prison ; ils ne souhaitent qu’une augmentation du nombre de prisons qui fleuriront comme les éoliennes dans le paysage français, et rejettent toute augmentation du nombre d’éducateurs.

 

 Puis il y a les crétins autorisés qui donnent dans la boutade, le verbe goguenard et mou, la phrase inutile comme le ministre de l’intérieur singeant Jean-Pierre Chevènement qui ne fut pas brillant le jour où il évoqua « les sauvageons ». En parlant de voyous qui essaient d’intimider la République et qui ne nous font pas peur, l’actuel ministre de l’Intérieur fit penser à ces personnages de dessins animés qui gonflent des muscles qu’ils n’ont pas ou à un roquet qui aboie mais n’intimide personne. On y va du discours sur la République, les quartiers de « non‑droit », des quartiers de « reconquête républicaine » (ça fait un peu retour de la colonisation) et tout d’un coup on découvre dans un curieux continuum qui a débuté dans les années 1980 qu’il y a des quartiers qui se sont, par force plus que par nature, ghettoïsés où la pauvreté et le chômage atteignent des taux records. À cette « découverte » on opposera les discours stupides et vide de sens comme quand le Premier ministre Jean Castex annonce sur France Info que l’État sera « intraitable ». Ceux-là sont aussi ceux qui propose de mettre des cataplasmes sur des jambes de bois. Une prime pour le travail de nuit des policiers, une rénovation des commissariats, le changement d’une voiture sur quatre sont des mesures qui mettent du baume au cœur des policiers mais qui ne traitent en rien le problème des violences dont ils sont la cible.

 

 Que n’ont-ils compris ces politiciens et ces policiers la réalité de la vie des gens dont tous sont fatigués de ces situations de violence et dont aucun n’approuve les trafics, mais où nombreux acceptent, en fermant les yeux et en se bouchant le nez, l’argent qui vient de ces trafics. Un épisode de la série « Un si grand soleil » sur France 2 a bien montré lors d’un épisode ce phénomène où une jeune fille accompagne sa mère au distributeur de billets et là rien : la carte est rejetée ; comment allons-nous faire les courses demande la jeune fille, il n’y aura pas de courses répond la mère ; puis rentrant dans leur immeuble elles trouvent une injonction à payer les loyers en retard sous menace d’expulsion. Alors, la jeune fille accepte ce qu’elle avait jusqu’alors refusé : dealer. Oui on ne doit pas voler, oui on ne doit pas tricher ni trafiquer, mais tout ça ce sont de mots de « riches » qui d’ailleurs pour certains d’entre eux pratiquent la fraude fiscale allègrement et autres joyeusetés en marge de la morale et de la légalité. Pour prêcher l’exemplarité il faut soi‑même être exemplaire ce qui n’est le cas ni de la police ni des politiciens. Je ne vise pas là les « dérives et les bavures policières » qui ne concernent qu’une infime minorité de policiers quoique durant les manifestations des Gilets Jaunes les bavures aient connu une ampleur certaine. Ce que je souhaite condamner, sans en faire un long développement, c’est l’attitude des syndicats de policiers qui au prétexte de « corporatisme » (ce qui est proche du communautarisme et pourrait conduire au séparatisme) soutiennent tout y compris l’insoutenable, dès lors qu’un policier est soupçonné d’avoir mal agi les syndicats hurlent comme des loups à l’atteinte contre leur corporation et le soutienne quoiqu’il ait fait. À cela ils ajoutent une critique systématique et récurrente contre la « Justice » et les magistrats. Comment dans ces conditions pourrait-on espérer que les gens puissent avoir un regard complaisant pour les policiers ? Ajoutons que dès qu’il y a un incident les télévisions en continu invitent un syndicaliste pour qu’il explique (de son point de vue, évidemment) l’incident comme si un syndicat de policiers pouvait représenter l’Autorité de l’État, et en règle générale nous sommes abreuvés des mêmes antiennes sur la délinquance, la culture de l’excuse, l’inutilité des sciences sociales, l’impérieuse nécessité d’augmenter les moyens et de renforcer le recours à la force. N’y a-t-il pas eu encore ce matin 15 octobre sur France Info un représentant d’un syndicat de policiers venir, publiquement donc, se plaindre de ce que l’instauration d’un couvre-feu aller leur apporter un surcroît de travail ? Dès lors les citoyens, même ceux qui n’ont rien à se reprocher, se sentent dans un état policier où les syndicats de policiers portent à eux seuls, ou presque, la « bonne parole » sociale et politique. Rare sont les interventions des représentants d’associations locales.

 

 Mais il n’est pas que les syndicats de policiers qui brisent l’exemplarité de l’État, il y a aussi et surtout les gouvernants eux‑mêmes. Nous pourrions ici développer la longue litanie des malversations des élus : tricheries diverses, fraudes variées, prévarications en tout genre, mais le mal est plus profond. Il est dans le fondement moral de la personnalité politique de la République : aujourd’hui rien n’empêche une personne à la moralité douteuse d’occuper de hautes fonctions étatiques. Est-il vraiment admissible que quelqu’un mis en examen puisse être président de l’Assemblée nationale, ministre chargé des comptes publics, haut-commissaire du commissariat au plan ? Est-il acceptable qu’un garde des sceaux puisse l’être et diligenter une enquête administrative contre des magistrats dans une affaire où il est impliqué, qu’une enquête judiciaire soit brutalement interrompue alors qu’une des personnes impliquées vient d’être nommée Premier ministre ? Est-il tolérable qu’un ministre de l’Intérieur ne nie pas avoir obtenu des faveurs sexuelles en échange de services qu’il a rendus ? On ne perdra pas de temps à développer l’affaire où le président de la République a soutenu et protégé un de ses très proches collaborateurs pourtant convaincu d’actes illégaux. De cela, ce manque d’exemplarité, résulte un affaissement de l’autorité de l’État.

 

 Tout cela est amplifié par une médiatisation enveloppante que ce soient par les médias traditionnels ou par les réseaux sociaux, qui est conduite de telle façon où l’exposition du fait l’emporte, voire submerge, toute explication. Quand, mais c’est rare, il y a explication celle‑ci se fait dans la confusion entre explication et cause, très rares sont les chercheurs convoqués pour discriminer les caractères du phénomène. L’information doit être rapide, courte et surtout spectaculaire. Donc, on ne traite jamais le problème à la racine ; on ne répond qu’aux effets pas aux causes, c’est d’ailleurs ce que le président de la République fait dans cette stupide histoire de séparatisme. Il ne faut pas nier le phénomène séparatiste, il ne faut pas nier les attaques contre les policiers, mais pour traiter ces problèmes il faut une analyse d’ensemble préalable à toute politique et surtout il faut éviter les interventions intempestives de syndicalistes et de politiciens, les prises de parole et les annonces creuses.

 

 La société, pas seulement en France, connaît en ce moment et depuis 40 ans une situation qui conduit entre autres à une « détestation » de la police par une partie importante, plus qu’on ne le croit, de la population qui quand elle ne déteste pas la police s’en méfie. Ce contexte amène les voyous (ils existent) à occuper un champ aussi social que territorial avec violence, une violence allant jusqu’au crime. Qu’on se souvienne de l’époque de la Prohibition et d’Al Capone, pour se souvenir du lien avec les conditions sociales et économiques de l’époque. Dans un raccourci que d’aucuns me reprocheront j’avance sans retenue qu’une société a la police et les voyous qu’elle génère.

 

 Répondre à la violence contre les policiers ne peut se faire qu’en prenant en compte l’ensemble des composantes de la vie sociale : le comportement et la « moralité » des élus, le choix des politiques policières et sécuritaires, l’impact des discours des uns et des autres, la responsabilité éthique des médias et des journalistes, les conséquences de la survalorisation de la violence dans les médias culturels et les conséquences d’une politique répressive à la place d’une politique éducative. Surtout il est dangereux de continuer à ignorer les conséquences de la dégradation des conditions de vie d’une grande partie de la population : ceux qui ont attaqué le commissariat de police n’habitent pas les beaux quartiers ; ils n’ont rien à perdre et ceux de ces quartiers « de reconquête de la République » qui avaient encore un peu d’espoir savent qu’on ne sort pas du ghetto si facilement qu’on le veut.

 

 Au bout de cette double cécité : sociale et politique, on a une délinquance qui se durcit, des policiers qui travaillent dans une institution viciée et qui sont victimes d’un État dépourvu d’autorité faute d’exemplarité et de volonté à vraiment traiter les problèmes à leur racine. Alors est-ce que la vraie question, et amorce de solution, ne serait‑elle pas « quelle société voulons‑nous, une société où les riches seraient moins riches pour permettre aux pauvres d’être moins pauvres ? »

 


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