Portables d’outre-tombe
par Gérard Ayache
mardi 4 juillet 2006
Philip K. Dick, un des plus géniaux écrivains de science-fiction du XXe siècle, publiait en 1964 une petite nouvelle : Ce que disent les morts. Il y était question d’individus qui, après leur mort, pouvaient être ranimés pour quelque temps de leur sommeil cryogénique. Ils avaient alors tout loisir pour communiquer avec les vivants et, pour les plus puissants, d’intervenir dans les affaires du monde. Une information donnée par la BBC, et reprise par Courrier International, explique que la communication d’outre-tombe n’est pas qu’une fantaisie littéraire. Certains de nos semblables, et ils sont paraît-il de plus en plus nombreux à travers le monde, demandent à être inhumés... avec leur téléphone portable. Pour ceux qui choisissent la crémation, ils demandent expressément à ce que leur mobile soit déposé dans l’urne au milieu de leurs cendres. Comme les pharaons d’antan, nos défunt contemporains souhaitent partir dans l’au-delà avec les moyens de communication les plus modernes. Pour, comme de leur vivant, ne jamais rompre le contact. Est-ce là un symptôme de plus de la grande confusion de nos sociétés ?
Le téléphone portable est devenu, en quelques années, un objet de consommation courante, à caractère indispensable dans la panoplie de l’homme moderne ; il est même devenu une sorte de prothèse. Comme les lunettes ou la montre, il a intégré sans délai le cercle des objets élus de l’extension du corps. Le succès du portable s’explique en grande partie parce qu’il impacte directement les notions de temporalité. Il mélange les temps de l’homme (temps physique, temps professionnels, temps virtuel...). La logique et les modalités de ce nouveau rapport au temps ont des conséquences aussi bien dans la vie collective que dans la vie individuelle. Le phénomène est relativement nouveau, et il s’accélère chaque jour, nous posant avec insistance la question des fondements et des lignes de tension de ce fait : l’homme actuel cherche à maîtriser ce temps qui lui semble lui échapper de plus en plus.
Le rapport au temps exprime la confusion de l’individu comme de la société ; il est tendu sur la possession et la rentabilisation ; dans les deux cas, il faut se l’approprier, le maîtriser, le posséder : avoir du temps, prendre le temps, manquer de temps, perdre son temps, gagner du temps... Nous ne cessons de vouloir soumettre et dominer le temps. Or il est, par essence, insaisissable. C’est lui au contraire qui nous possède et nous presse. Il est en nous, compté, limité, inscrit dans l’espace étroit au-delà duquel se tient notre mort. Ce rapport au temps des sociétés actuelles prend tout son sens quand on le met en rapport avec la volonté de triompher de la mort ; il est relié à une logique de survie et à une logique de puissance. Cette dernière est marquée par la volonté de maîtrise du temps et de l’espace : désir d’ubiquité, lutte contre le divin comme Jacob avec l’Ange, saisie des opportunités, désir de puissance.
En voulant triompher du temps, l’homme actuel, pressé et hyperconnecté, affirme son désir d’ubiquité existentielle, son désir de vivre sur le maximum de registres à la fois. Cet individu présente un symptôme bien particulier : il veut garder le contrôle. De lui-même, des autres, de la situation... Pour cela, il s’oblige à relever le défi de tout réussir dans les contraintes de temps qui lui sont données, et même au-delà. Le temps devient un objet que l’on veut posséder mais qui nous échappe sans cesse. Le temps fait l’objet d’une pulsion d’emprise, ce qui semble être le propre de notre société confusionnelle. Quand cette possibilité de contrôle disparaît, parce que les contraintes de la réalité s’imposent et font que l’individu n’arrive plus, débordé par le temps, à être à la hauteur des exigences qu’il s’est lui-même fixées, il refuse encore de craquer. L’homme voulant être son propre souverain, en guerre contre le temps, au-delà de sa mort.
Image article : La pierre tombale GSM