Pour une critique intelligente de l’islam (2)

par Jordi Grau
mercredi 13 octobre 2010

Dans un précédent article, j’ai énoncé trois règles utiles à respecter pour qui veut critiquer une religion, et notamment l’islam. En voici deux autres.

Quatrième règle : faire des comparaisons impartiales
 
On est souvent injuste quand on compare les civilisations entre elles. La raison en est simple : il est tout naturel de surestimer sa propre culture et de sous-estimer les autres. C’est en particulier le cas quand on compare la civilisation musulmane (ou les civilisations musulmanes) avec la civilisation occidentale. Au passage, je précise que je n’ai nul plaisir à me flageller. Loin de moi, donc, le désir de rabaisser ma culture. Les bâtisseurs de cathédrale, Horta, Bach, Ravel, Django Reinhardt, Turner, Vermeer, Nerval, Baudelaire, Dostoïevsky, Kafka, Desproges, Hitchcock, Platon, Hegel, Einstein, Elias, Rousseau, Marx, Bakounine, Orwell…. tous ces auteurs et beaucoup d’autres m’ont nourri. Leurs œuvres font d’une certaine manière partie de moi, elles constituent mon identité, beaucoup plus en tout cas que ma nationalité française. Et c’est justement parce que j’ai une connaissance et un amour profonds de ma culture que je me sens assez fort pour en critiquer les points faibles. En voici deux ou trois exemples.
 
On reproche souvent à l’islam d’être une religion violente et intolérante alors que le christianisme – qui est une part importante de la civilisation occidentale – serait une religion de l’amour. C’est oublier que chacune de ces deux religions est complexe, pour ne pas dire ambiguë. Ainsi, on ne peut nier qu’il y ait parfois une certaine violence dans les Évangiles. Jésus a pris un fouet pour chasser les marchands du temple (Jean, II, 15). Anticipant George W. Bush, il semble avoir eu une curieuse forme d’ouverture d’esprit : « Qui n’est pas avec moi est contre moi. » (Matthieu, XII, 30). Surtout, il faut avouer que la pratique des chrétiens a souvent été aussi violente et intolérante, sinon plus, que celle des musulmans : chasse aux hérétiques, chasse aux sorcières, expulsion ou conversion forcée des juifs et des maures d’Espagne, guerres de religion… Saint François d’Assise ou saint Thomas More (auteur de la célèbre Utopia) sont les arbres charmants qui cachent la forêt des fanatiques. Paradoxalement, l’idée d’un Dieu d’amour, qui se fait homme et meurt en croix pour sauver l’humanité, a parfois exacerbé la haine contre ceux qui refusaient le christianisme. Comment, à moins d’être un suppôt de Satan, pouvait-on refuser un Dieu si aimable ? L’amour devint ainsi le moteur de la haine, et ce fut particulièrement visible dans la manière dont beaucoup de chrétiens, jusqu’à une époque récente, considéraient les juifs : comme des « déicides » qui devaient expier pour les fautes de leurs ancêtres. Ces derniers n’avaient-ils pas crié jadis à Ponce Pilate : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants » (Matthieu, XXVII, 25) ?
 
Heureusement, me direz-vous, la civilisation occidentale ne se réduit pas à ses origines chrétiennes. D’ailleurs, nos plus belles conquêtes (démocratie, droits de l’homme, science moderne…) se sont souvent faites contre la religion, et en particulier contre l’emprise de l’Église catholique. Si nous voulons comparer l’islam à quelque chose, ce n’est donc pas au christianisme, mais à la civilisation occidentale – cette civilisation moderne, démocratique, humaniste et laïque qui fait notre fierté. Or, toute moderne qu’elle soit, cette civilisation a de belles zones d’ombre. On peut reprocher à certains musulmans – ultra-minoritaires – de pratiquer le terrorisme. Mais le terrorisme le plus meurtrier est toujours le terrorisme d’État, pour la simple raison qu’un État dispose de moyens plus importants qu’un groupe d’activistes clandestins. Or, quels États ont été les plus puissants jusqu’à présent, sinon les États occidentaux, et en particulier les États-Unis ? Cette simple constatation nous aide à comprendre pourquoi le plus grand acte terroriste de l’histoire a été commis par un gouvernement américain. Que furent, en effet, les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, sinon du terrorisme à très grande échelle ? Car peut-on appeler autrement le meurtre de centaines de milliers de civils dans le but de terrifier toute une population ?
 
Un autre exemple, plus récent celui-là : l’invasion de l’Irak par les Américains et leurs alliés en 2003. On s’est scandalisé, à juste titre, du mensonge concernant les « armes de destruction massive » de Saddam Hussein. Mais l’autre justification de l’invasion – nous allons apporter la démocratie et les droits de l’homme à ses malheureux Irakiens – ne valait guère mieux. Peut-on sérieusement, au nom de la démocratie et des droits de l’homme, déclencher une guerre « préventive » et tuer des centaines de milliers de personnes, dont de nombreux civils ? Attitude pour le moins paradoxale, qui n’est pas sans rappeler l’étrange charité chrétienne des inquisiteurs, ou encore la barbarie « civilisatrice » des guerres coloniales.
 
Cinquième règle : ne pas se tromper d’ennemi
 
Que les différences de coutumes et de religions soient souvent sources de conflit, c’est une évidence que je ne prétends pas nier. Ce qui est critiquable, en revanche, c’est cette tendance actuelle à tout ramener à ce genre de causes. Pour beaucoup de gens, le conflit israélo-palestinien est une guerre de religions. Pourtant, il est clair qu’il y a là d’abord un problème de territoires. Aucune population, quelle que soit sa religion ou son absence de religion, ne supporterait sans réagir de voir un peuple étranger s’approprier la plus grande partie de ses terres, puis morceler à l’extrême le territoire restant tout en y construisant sans cesse de nouvelles colonies.
 
On peut d’ailleurs faire remarquer que l’idéologie sioniste, au départ, n’était pas spécialement religieuse : la Bible y était davantage considérée comme un témoignage historique du passé des juifs que comme la parole de Dieu. Quant au camp adverse, la religion n’y a pas toujours joué un rôle fondamental. Si les Palestiniens se sont tournés vers le Hamas, c’est d’abord en raison des échecs répétés du Fatah (eux-mêmes dus, en grande partie, à l’intransigeance d’Israël). Lorsqu’on ne parvient pas à trouver une solution politique à un problème politique, la tentation est grande de se tourner vers la religion.
 
La grille de lecture religieuse et culturelle est également utilisée à propos des tensions sociales dans les banlieues pauvres de France ou du reste de l’Europe. Il s’agit là d’un problème bien différent du conflit israélo-palestinien. Mais dans les deux cas, on surestime fréquemment l’importance du facteur religieux, et de l’islam en particulier. La croissance des inégalités, le chômage de masse, la ségrégation urbaine ou les discriminations (lors d’entretiens d’embauche, d’une recherche de logement ou de contrôles de police…) passent au second plan : désormais, c’est le conflit entre l’islam et la modernité occidentale qui est censé tout expliquer.
 
Pourquoi cet aveuglement, y compris chez des personnes cultivées comme Alain Finkielkraut, que je mentionnais déjà dans mon précédent article ? La réponse est assez simple, je crois, lorsqu’il s’agit des classes privilégiées. Des gens comme Finkielkraut ont tout intérêt à croire à leurs explications simplistes : cela les dispense de s’intéresser aux causes économiques et sociales du problème. Quand on est satisfait de l’ordre établi, mieux vaut ne pas l’étudier de trop près : on pourrait être amené à le mettre en question.
 
Quant aux personnes appartenant aux catégories populaires, on peut comprendre (sans pour autant approuver) qu’elles soient nombreuses à verser dans la xénophobie, le racisme anti-arabe ou une haine de l’islam fort peu rationnelle. Les causes fondamentales de leurs problèmes leur paraissent hors d’atteinte. Pour s’attaquer efficacement à la pauvreté, au chômage, à la précarité et aux inégalités, il faudrait modifier de fond en comble le système politique et économique. Or, un tel objectif paraît pour le moment irréalisable. Les temps ont changé : les classes populaires ne sont plus organisées comme avant par un syndicat ou un parti puissant. L’idéal communiste est pratiquement mort et la social-démocratie s’est métamorphosée en social-libéralisme. Faute de pouvoir s’en prendre aux adversaires d’en haut (politiciens, grands patrons, gros actionnaires, banquiers, fonds de pension, fonds d’investissement, spéculateurs, etc.), il est humain de déverser sa colère sur ses voisins.
 
Les motifs d’agacement ne manquent pas, d’ailleurs, depuis les insultes jusqu’à la destruction des biens matériels (voitures brûlées, par exemple), voire à l’agression physique. De part et d’autre, la colère engendre la colère, le mépris répond au mépris, si bien que des Français « de souche » n’ont plus de complexe à se dire racistes. De toute façon, comme ils disent, ceux d’en face « sont plus racistes que nous ». D’autres, plus fins, refusent cette référence au pseudo-concept de « race » et critiquent les Maghrébins ou les Turcs sous l’angle de la culture : c’est à cause de leur religion (forcément violente, intolérante, machiste) que ces gens seraient incapables de s’intégrer à notre société et de respecter les lois de la république.
 
Conclusion : le retour de l’Union sacrée
 
Ainsi, les causes politiques et économiques des problèmes sociaux ont été en grande partie recouvertes par des explications culturalistes, où l’islam fait souvent figure de bouc émissaire. Tout ça n’est pas pour déplaire aux élites politiques et économiques. « Diviser pour régner » a toujours été leur maxime, et non sans raison. Rien ne leur fait plus plaisir que de voir des gens issus de la gauche – Riposte laïque, pour ne pas les nommer – s’associer avec des excités de la droite extrême pour un imbécile « apéro saucisson-pinard ». Saucissonards, saucissonardes, et vous pinardiens exquis, vous les couperosés à la bonne trogne bien de chez nous, oublions nos mesquines revendications sociales. Groupons-nous tous sous un même drapeau : celui de la France souchienne, la France éternelle de Lascaux et de Clovis, de Jeanne d’Arc et de Napoléon, de Pétain et d’Hortefeux, l’homme qui aime à taquiner les Auvergnats. Car comme disait Jaurès, récupéré récemment par le Front National : « À celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien ».
 
Bien évidemment, il ne s’agit pas de comprendre cette citation à la lumière de la véritable pensée de Jaurès. La patrie, telle que l’entendait ce vilain socialiste internationaliste, c’était d’abord un peuple qui prend en main son destin, s’insurge contre l’oligarchie économique et instaure une démocratie sociale après avoir conquis la démocratie politique. Ce n’était certainement pas un symbole vide, comme un drapeau, un chant patriotique ou un bout de saucisson. Ce n’était pas non plus une population fermée sur soi et xénophobe, obsédée par la haine des juifs et la revanche contre l’Allemagne.
 
Malheureusement, les vrais jaurésiens sont rares. L’Union sacrée commence à se reconstituer, comme en 14, où la plupart des socialistes ont fraternisé avec leurs adversaires de la veille. Certes, les ennemis ont changé. On ne vomit plus le juif Dreyfus ou la barbarie allemande. Ces vieilles haines sont tellement oubliées qu’on parle maintenant de culture européenne, et même de culture judéo-chrétienne ! Pour l’heure, le bouc émissaire est musulman. Demain, peut-être, il sera chinois. Alors on oubliera la prétendue incompatibilité de l’islam avec la culture occidentale. Avec des trémolos dans la voix, on appellera à l’unité de la civilisation monothéiste et du monde méditerranéen contre le péril jaune.

Lire l'article complet, et les commentaires