Pour vivre heureux, vivons égaux

par Paul Jael
lundi 15 mars 2021

Tel est le titre de l’ouvrage dont je viens de terminer la lecture. Un livre qui mérite d’être lu par le plus grand nombre et qui apporte un éclairage neuf sur un vieux problème, l’inégalité sociale.

A partir du XXème siècle et déjà un peu au XIXème, la question de la justice distributive s’est invitée dans le débat philosophique, principalement aux Etats-Unis. Les deux concepts au centre des controverses sont la liberté et l’inégalité. Parmi les philosophes réputés qui, soit ont blâmé l’inégalité sociale, soit l’ont implicitement défendue en décriant ce qui pourrait lui faire barrage, citons John Stuart Mill, John Rawls, Robert Nozick, Ronald Dworkin, Murray Rothbard, Michael Sandel. Au XXIème siècle, les économistes qui commencent à faire de l’inégalité un objet d’étude ; citons Joseph Stiglitz, Thomas Piketty, Emmanuel Saez.

Je termine justement la lecture d’un livre qui montre que les scientifiques[1] également se sont intéressés à l’inégalité et ses effets. Psychologues, sociologues, anthropologues, épidémiologistes ont multiplié les études à son sujet. L’ouvrage s’appelle « Pour vivre heureux, vivons égaux », traduction française (Les Liens qui Libèrent, 2019) de « The Inner Level » rédigé par deux épidémiologistes anglais de renommée mondiale, Kate Pickett et Richard Wilkinson. L’ouvrage est un essai de vulgarisation, mais il se base sur de très nombreuses études scientifiques. Comme l’écrivent les auteurs, « A ce jour, on compte plus de trois cents études consacrées à la santé et au taux d’homicide en lien avec l’inégalité dans différentes régions du monde » p.16).

Ce livre apporte de nombreuses données qui éclaireraient avantageusement les débats politiques portant sur les questions socio-économiques, raison pour laquelle je me permets de m’en faire le porte-parole.

Dans la suite du présent article, « inégalité » signifiera ampleur des écarts de revenus, à propos desquels diverses mesures ont été mises au point (coefficient GINI, décile contre décile, quartile contre quartile…).

La plupart des problèmes sociaux sont affectés d’un gradient social, c’est-à-dire qu’ils deviennent plus prégnants à mesure qu’on descend dans l’échelle sociale. Mais lorsque le niveau d’inégalité croît, ces problèmes dotés d’un gradient social affectent aussi plus durement la population considérée dans son ensemble. L’ouvrage comporte de nombreux graphiques présentant une régression (procédé statistique mettant en lumière la relation entre deux variables) entre d’une part le niveau d’inégalité d’un échantillon de pays et d’autre part la prévalence de tel ou tel problèmes sociaux. La conclusion est chaque fois que le problème affecte plus gravement les pays ou les régions à forte inégalité. Voici quelques exemples de variables détériorées par l’inégalité :

(*) Les psychologues et les épidémiologistes ont construit des indices et mesuré un vaste éventail de problèmes.

Les auteurs identifient le mécanisme mental à l’œuvre dans la dégradation du bien-être psychologique et de la santé tant physique que mentale : la menace d’évaluation sociale est source de stress et d’anxiété. Or dans les sociétés plus inégalitaires, la tendance à la comparaison de statut et la croyance que le statut reflète la valeur intrinsèque de la personne sont plus ancrées. Ce stress affecte toute la population mais plus encore les couches du bas de la hiérarchie sociale. Contrairement à une idée répandue, le stress est plus présent dans les classes inférieures que chez les leaders. C’est le sentiment d’absence de contrôle qui est le facteur majeur du stress. Les auteurs écrivent : « Plus une société est hiérarchisée, plus l’idée que nous sommes classés en fonction de notre mérite intrinsèque est profondément ancrée et plus chacun en vient à douter de sa valeur » (p.46). D’où des comportements visant à faire impression comme la consommation ostentatoire, le souci des apparences… Le sentiment de compétition est stimulé et la cohésion sociale en souffre, de même que le sentiment d’empathie. C’est ce stress qui, demandant une compensation, est à la base de beaucoup d’addictions. Les études montrent que les enfants des catégories moins nanties ressentent et intègrent ce stress.

L’être humain est hypersensible à la comparaison sociale et manifeste une aversion marquée envers l’état d’infériorité. Cette caractéristique s’explique par notre histoire primitive, ce qu’explique un très intéressant chapitre anthropologique.

Notre histoire a vu se succéder trois périodes :

  1. La période qui voit l’humain émerger progressivement du groupe des grands singes et se différencier tout en conservant certaines similitudes dans les mœurs et l’organisation sociale. C’est l’époque de la hiérarchie à outrance basée sur la force, où le mâle dominant dans la tribu se sert en premier de la nourriture ainsi que des femmes pour assurer la reproduction. Les individus inférieurs sont en permanence sur le qui-vive pour éviter de susciter l’ire des dominants. L’étude des groupes de chimpanzés révèle une tension permanente génératrice d’anxiété.
  2. Il y a environ 250.000 ans, les hommes commencent à chasser le gros gibier, ce qui les oblige à coopérer et leur apporte une certaine sécurité alimentaire. Ainsi commence une période d’égalité. Le groupe instaure des règles pour dissuader les individus de rechercher la domination. Les chasseurs-cueilleurs font montre d’une éthique de l’égalité. La nouvelle crainte des individus est d’être mis au ban de la société.
  3. L’époque actuelle, qui a commencé avec le développement de l’agriculture il y a 8 à 10.000 ans. Elle est marquée par le retour de l’inégalité.

Le cerveau de nos contemporains garde les stigmates des deux époques antérieures[2]. L’angoisse de la comparaison sociale et le stress de l’état d’infériorité sont un legs de la première ; la peur du rejet et une certaine aversion pour l’injustice nous sont légués par la deuxième. La nature humaine, fruit de cette évolution est contradictoire. Elle associe la compétition avec la coopération et la bienveillance. Des expériences révèlent une aversion pour l’injustice.

Après les effets de l’inégalité, l’ouvrage consacre un chapitre à ses causes et plus particulièrement au discours « méritocratique » qui explique les différences de statut par les différences de capacité. Selon les auteurs, les différences de capacité sont bien réelles, mais loin d’être la cause des inégalités, elles en sont la conséquence. Les conditions d’apprentissage des jeunes au sein de la classe défavorisée sont handicapantes. Ces processus de déclassement, qui commencent dès la naissance, sont analysés avec force statistiques. Il s’avère que la situation est clairement plus préoccupante dans les pays plus inégalitaires.

Les derniers chapitres sont plus directement politiques et, à mon avis, un peu moins intéressants car moins novateurs. L’aspect politique de la question ne doit pourtant pas être sous-estimé. La croissance économique est à même de rendre les pauvres moins pauvres, mais elle est impuissante à altérer les conséquences psychosociales du sentiment d’infériorité. Un système social moins inégalitaire serait aussi plus soutenable écologiquement, car la fuite en avant dans la consommation ostentatoire perdrait de sa vigueur.

Les auteurs posent la question : y a-t-il une niveau d’inégalité optimal ? Il est impossible d’y répondre absolument. On se bornera à remarquer que le niveau d’inégalité des pays scandinaves, le plus bas parmi les pays développés (avec le Japon), est celui qui, empiriquement, fut associé au plus grand bien-être psychosocial.

 

[1] Je devrais dire « les autres scientifiques » puisque l’économie politique est une discipline scientifique.

[2] « Les individus qui occupent les échelons inférieurs dans la hiérarchie de statut présentent des taux plus élevés de fibrogène, facteur de coagulation sanguine et liée au stress. Vestige d’une situation où les individus dominés devaient craindre les blessures.

Des études indiquent également que dans les sociétés plus inégalitaires, les femmes tendent à être plus séduites par les caractéristiques physiques représentatives de la masculinité.


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