Qu’apprendre, de ce moment planétaire ?
par Orélien Péréol
mardi 24 mars 2020
L’humanité partage sans doute pour la première fois une urgence médicale qui peut toucher tout le monde et apporter la mort. La Terre est devenue l’échelle de nos vies, nous le savons et traitons cette idée dans nos critères politiques anciens, (hyper-libéralisme… on parlait il y a quelques années d’altermondialisation, mot qui s’est évaporé), sans en saisir la nouveauté absolue. La Terre entière qui est devenue le lieu de nos combats n’est pas un théâtre inerte, disponible et insensible à ce qui se passe sur elle. Notre nature humaine, qui est aussi pour une part une nature animale, se rappelle à nous et nous contraint à nous terrer dans nos tanières, afin de laisser le virus mourir par manque de nourriture. C’est le virus que nous isolons en nous isolant. Nous sommes de la même espèce, lui et nous, ce qui arrive à l’un est quasiment l’inverse de ce qui arrive à l’autre. Nos destins sont liés. Le politique doit intégrer la totalité de la nature dont nous sommes un élément. L'imminence du danger nous mène par le bout du nez.
Bien d’autres affaires communes ont la taille de la planète : le réchauffement atmosphérique, le réchauffement et l’acidification des océans, la disparition des espèces animales… mais elles n'ont pas la vitesse, l'énergie d'un virus et nous négligeons leurs impacts, pas assez visibles.
Autrement dit, c’est la force, la rapidité de la propagation du virus, son caractère potentiellement mortel, qui nous gouvernent. En l’absence de ces « ingrédients », l’humanité temporise jusqu’à atteindre l’urgence. On le sait parce que les épidémies mortelles ont nombre d’antécédents et que les choses se passaient ainsi, par exemple dans les pestes d’il y a longtemps (cf. les analyses historiques de Jean Delumeau).
Les autres atteintes de la Terre n’ont pas d’antécédents à l’échelle humaine. En plus de la lenteur et de la progressivité de leur apparition, elles ne touchent pas directement la santé ; on ne sait pas bien comment de tels dommages pourraient arriver dans notre vie et la gêner, la restreindre, la rendre difficile, voire la rendre impossible. Les conséquences pour nous ne sont pas claires et terrifiantes comme celles du covid-19.
L’urgence est une énergie psychologique au fonctionnement unique et irremplaçable. Nous attendons tous le dernier moment pour faire les choses qui nous ennuient. Les réponses au coronavirus semblent subies parce qu’elles ont l’air de sortir tout droit de l’attaque virale. Il n’y a pas de distance entre l’isolement que les pouvoirs publics nous demandent et la propagation par contact du virus.
Il en va tout autrement pour les autres pathologies de la planète. Les réponses sont soumises au débat, eu temps politique, qui n’est pas un temps très long, mais qui est incommensurable à l’urgence du coronavirus.
Ce moment pourrait tout de même nous dire notre flagrante unité humaine et les déflagrations qui peuvent nous arriver, qui ne manqueront pas de nous arriver.
On ne voit pas cette solidarité objective se mettre en place dans la politique : du matériel de soin est volé, le président américain tente, semble-t-il, d’acheter un vaccin allemand en cours de fabrication, pour un usage exclusif aux USA. Dans la menace mondiale, les Etats ont tendance à se comporter comme des personnes et à jouer le « sauve-qui-peut » : en temps de pénurie, de danger, ils se battent entre eux, comme des individus, pour avoir un peu de la ressource de prévention ou de guérison qui manque.
Les humains ont besoin d’être divisés. Ils ont besoin d’appartenir à des ensembles, ce qui leur donne de l’adhésion, de la ressemblance, et aussi, de l’exclusion : tout groupe inclut et exclut (d’autres ne sont pas comme nous). Il ressort de cette constitution humaine que nous n’aurons jamais un gouvernement planétaire (nous pourrions avoir plusieurs grands ensembles qui pratiqueraient des politiques concertées prenant en compte cette caractéristique humaine de la nécessité des divisions, en les modérant volontairement donc).
Même les sciences dont le fondement est la description de ce qui est vraiment sont sujettes à incrédulités. D’autre part, les sciences ne peuvent être que descriptives et ne peuvent devenir prescriptives.
On ne voit pas, on n’entend pas parler de prise en compte de ce type de phénomènes, pourtant bien apparents. Certes, il est fréquemment admis que la pandémie nous invite à transformer radicalement notre mode de socialisation, souvent sans dire comment, dans des discours politico-moraux.
Qui pourra constituer un groupe politique, fondée sur le constat que l’humanité terrienne occupe toute la Terre, avec des aménagements pratiques : relocaliser la production… redéfinir les normes comptables, réguler la finance internationale, instaurer une taxe carbone et autres caisses de compensation de ce qu’on prend à la nature (ouvrir des comptes en banque à la nature), donner existence juridique à des lacs, des fleuves, des montagnes (comme demandait Michel Serres) … diminuer notre nombre, de remplacer l’énergie thermique vers les énergies renouvelables ?...
Il nous faut prendre en considération la fragilité de notre façon d’occuper la planète Terre, dans laquelle nous puisons à foison, surtout depuis deux siècles. Nous sommes enfoncés dans un moment où cette fragilité fait notre quotidien et nos pensées. Sachons la voir.