Qu’est-ce que la morale ?

par Paul Jael
mercredi 29 mars 2023

Beaucoup de gens s’expriment à propos de la morale alors qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit. Cela s’explique par le caractère plurivoque donc équivoque de ce terme cuisiné à toutes les sauces. Tentons d’y voir plus clair.

Débattre de la morale nécessite une définition claire des concepts. Le terme « morale » lui-même revêt nombre d’acceptions. J’en mets quatre en évidence dans la suite de l’article et sans doute y en a-t-il encore d’autres.

Abordons le sujet dans une optique que je qualifierais de « philo-sociologie ». Cette première étape, très générale, sera un peu longue[1], ce dont le lecteur voudra bien m’excuser. Elle se comprendra plus facilement si l’on pense au matérialisme historique de Marx qui divisait le système social en deux sphères : d’une part, l’économie, considérée comme l’infrastructure de la société et d’autre part les institutions idéelles qualifiées de superstructure déterminée par la première. La morale fait partie de la superstructure. Je reprends maintenant cette idée et je la recycle en la complexifiant : distinguons ainsi SIX grands domaines :

Chaque domaine peut être divisé en sous-domaines. Tout particulièrement, la pensée et les mœurs sont assez hétérogènes : on y trouve notamment : la science, la philosophie, l’art et la littérature, la religion, le « common sense » (bon sens populaire), les bonnes manières, le divertissement, le folklore et… la morale. La liste ne se veut pas exhaustive. On peut encore descendre plus en détail dans la taxonomie mais restons-en là. Ces sous-domaines correspondent un peu aux « champs » de la sociologie de Pierre Bourdieu et pour la facilité, je les appellerai « champs » dans la suite de l’article sans pour autant suivre Bourdieu à la trace.

Tout un réseau de relations s’établissent entre ces champs. En fait, ils s’influencent mutuellement, tous à l’égard de tous. La religion influence l’art, l’économie influence la politique, la famille influence la morale, la science influence la philosophie… Les champs sont tous à la fois source et réceptacle de détermination.

Voyons maintenant ce qui se passe à l’intérieur des champs. Des relations se nouent entre des individus et des groupes, qui ont un objet spécifique : produire et consommer (l’économie), reproduire l’espèce (la famille), organiser la vie en commun (la politique), connaître et expliquer la réalité (la science, la philosophie) … Certains types de rapports deviennent paradigmatiques. Leur institutionnalisation peut (mais ne doit pas) faire émerger des positions dominantes, c’est-à-dire des positions qui apportent aux individus qui les occupent des privilèges en matière de pouvoir, de prestige ou de richesse. Par exemple, la propriété est une position dominante en économie, le gouvernement en politique, le clergé en religion, la masculinité dans la famille, la métropole coloniale en matière nationale… Trois de nos champs me semblent particulièrement propices à l’établissement de positions dominantes fortes : l’économie, la famille et la nation. Il y a alors stratification sociale ; les membres de la société se répartissent en une strate dominante et une strate dominée. Par leur éducation et la maîtrise des canaux de diffusion du savoir, les positions dominantes de ces champs sont à même d’imposer leur conception du monde ; c’est dans ces sphères qu’on écrit l’histoire. Leur influence tentaculaire instille dans les autres champs, un vaccin auto-protecteur jouant sur la sanction de l’existant, la justification ou la dissimulation de la domination[2]. Lorsqu’un autre champ est très perméable à cette influence, il s’agit d’une espèce de perversion de sa véritable nature, que j’appelle « corruption idéologique ».

Venons-en à la morale. Notre philo-sociologie a défini implicitement une première acception de ce terme : la morale en tant que champ du système social. Je l’appelle le « champ moral ». Ce champ est celui par lequel la collectivité donne à ses membres, individuellement et collectivement, une idée efficace de ce qu’il est bien ou mal de faire ou de ne pas faire. Le mot « efficace » signifie que cette idée se traduit dans un ensemble de recommandations dont le respect ou le non-respect donnent lieu à approbation ou à réprobation. Mais contrairement au droit, la morale ne punit pas les contrevenants.

Appréhender la société comme un système implique que les différents éléments qui le constituent apportent une utilité à l’ensemble[3]. La morale contribue à ce que les sociologues appellent l’intégration sociale, c’est-à-dire les mécanismes qui assurent une certaine cohésion à l’être collectif. Si chacun respecte les règles morales, la société doit s’en trouver plus harmonieuse. Comme l’a montré Durkheim, l’être collectif s’investit beaucoup dans le champ moral. Selon lui, c’est l’attachement de l’individu à la collectivité qui confère de l’autorité à la morale. Socialité et morale se confortent mutuellement.

Comparons diverses sociétés dans le temps et dans l’espace. Il saute aux yeux que les rapports sociaux, les institutions varient sensiblement d’une civilisation à l’autre et ce dans tous les champs. Les formes de propriété (féodale, capitaliste, publique), les modes de distribution (marché, planification), les formes d’Etat (monarchie absolue ou constitutionnelle, dictature militaire…), les religions, les coutumes en matière de divertissement, de folklore, de bonnes manières, les relations entre communautés nationales sont éminemment variables ; les recommandations de la morale le sont également. Parfois au sein d’une même société, les recommandations morales varient aussi en fonction du statut social de l’individu. C’est ainsi que la mentalité médiévale valorisait l’idéal chevaleresque, le sens de l’honneur à l’égard des aristocrates alors que les paysans étaient appelés à l’humilité. Certaines sociétés différencient les recommandations morales qui s’adressent aux femmes de celles qui s’adressent aux hommes. D’une façon générale, la plupart des morales appellent à l’esprit de soumission des groupes dominés.

Nous avons donc mis au jour un nouveau sens du terme « morale », le deuxième, qui consiste en un ensemble déterminé, connu et identifié de recommandations. Je l’appelle un « mode moral  », où le mot « mode » doit être pris au sens que Marx lui donnait dans l’expression « mode de production » pour qualifier l’esclavage, le servage, le capitalisme ou le socialisme.

Les recommandations de la morale s’appuient sur des valeurs. Comme valeurs régulièrement louées par tel ou tel modes moraux, citons : le contrôle de soi, le courage, l’obéissance, l’honneur, l’ardeur au travail, la paix, l’amour du prochain, le sens des responsabilités, la chasteté, la modestie, l’altruisme, la sobriété… D’une civilisation à l’autre et même d’un groupe social à l’autre, les valeurs changent. Comment une société sélectionne-t-elle ses valeurs, c’est-à-dire les comportements considérés comme méritoires ? La corruption idéologique joue bien entendu. Les groupes dominants apprécient que leurs dominés se contentent de leur statut inférieur. La morale familiale est très sujette à l’action de ce facteur. Toutefois, la corruption idéologique ne représente pas la totalité de l’influence que d’autres champs exercent sur la morale. Des incidences plus innocentes sont également à l’œuvre.

Supposons que l’on retire toutes ces influences extérieures ; reste-t-il alors un résidu de morale pure, un contenu moral qui a une valeur absolue ? Si on admet que la réponse est positive et que l’esprit humain est capable d’accéder à cette connaissance, il en découle une troisième acception du terme « morale » : la morale en tant que pensée qui conçoit un critère absolu pour départager le bien et le mal. Je l’appelle « morale fondamentale ». Cette troisième acception est générale et abstraite, quasiment d’ordre métaphysique. A ce stade, il est prématuré d’envisager ses recommandations ; l’enjeu, c’est que la compréhension humaine pénètre au plus profond du problème moral.

Il convient donc de savoir si la réponse à la question précitée est positive. Les relativistes le nient. Il n’y aurait pas de conception absolue du bien, seulement des conceptions qui se développent dans telle ou telle société en fonction de la mentalité et de la culture locales. Aucun argument de fond ne permet dès lors de discuter les règles morales prévalant dans une civilisation donnée, sauf, le cas échéant, la révélation de corruption idéologique. Et encore, sur quelle base dénoncer la corruption idéologique s’il n’y a pas de morale fondamentale ? Le philosophe allemand Markus Gabriel, plaide en faveur de la morale fondamentale[4] dans son ouvrage « N’ayez pas peur de la morale ». Comme il le remarque, l’important tronc commun qu’on observe entre les divers modes moraux en est un indice. De plus, si les humains ne forment qu’une espèce unique- et comme il le montre, c’est le cas- les variations de la morale devraient n’être que contingentes. Un indice n’est toutefois pas une preuve. La preuve passe par la démonstration que les maximes de la morale fondamentale sont connaissables et irréfragables.

Deux théories philosophiques sont candidates pour nous y mener. La première est l’utilitarisme, une théorie née en Angleterre au début du XIXe siècle, dont le fondateur est Jeremy Bentham. Son principe est que dans tout choix, il faut privilégier l’option qui maximise le bonheur total de la société, conçu comme l’addition des surplus des plaisirs sur les peines des tous les membres de la société. Bentham nous convie à une étonnante arithmétique du bonheur, dont il ne doute pas de la faisabilité. Selon lui, ce principe est un postulat. Il est au début de la chaîne des preuves : tout doit être prouvé en fonction de lui. Il ne peut et il ne doit donc pas être prouvé lui-même. Bentham considère que ce principe est du simple bon sens et qu’on ne peut le contester que par ignorance. L’existence d’un lien entre la morale et le bonheur est certes une évidence, mais l’utilitarisme est lacunaire. Il préconise la maximisation du bonheur TOTAL mais néglige la question pourtant essentielle de la répartition du bonheur entre les individus.

Emmanuel Kant, philosophe de l’Aufklärung (les « lumières » en Allemagne), emprunte un tout autre chemin et c’est finalement lui qui livrera la clé de la morale fondamentale. La raison humaine est capable d’accéder à cette morale, de découvrir le principe qui forme la quintessence de ses maximes. De le découvrir et non de l’inventer[5]. Son existence est affaire d’ontologie métaphysique. La morale fondamentale existe au même titre que le monde existe. La raison peut découvrir l’énoncé d’un impératif catégorique qu’aucune opinion de bonne foi ne peut récuser.

L’impératif catégorique est simple et unique, mais Kant l’énonce de deux façons qui sont en définitive équivalentes :

  1. « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »[6]
  2. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »[7]

La première formulation implique que toutes les libertés que ma maxime me réserve doivent être consenties à tous ceux que Kant appelle les « êtres raisonnables »[8]. Tous. Qui qu’ils soient, hommes ou femmes, d’une génération présente ou d’une génération future. Même ceux que nous jugeons différents. C’est en cela qu’elle est universelle. Kant a émis là une idée géniale ; à mon avis, elle transcende son œuvre qui est celle d’un simple mortel et est donc forcément imparfaite ; ceci vaut même pour la partie de l’œuvre où le principe génial est énoncé.

Puisque nous connaissons le principe dont on déduit les recommandations de la morale fondamentale qui est également le principe qui fonde son existence, la question suivante est : quel est le contenu de la boite « morale fondamentale » ? Quelles sont les règles concrètes de cette morale ? Comment devons-nous nous comporter pour satisfaire à l’impératif catégorique, quelles valeurs absolues doivent guider nos actions ? En posant cette question, nous avons implicitement suggéré une quatrième acception du terme « morale » : la morale en tant que catalogue de valeurs et de recommandations qui satisfont à l’impératif catégorique. Je l’appelle la « morale du bien ». Parler d’un « catalogue » de recommandation, comme je l’ai fait, est d’ailleurs simplificateur. Chaque situation concrète est particulière et l’application de la règle de Kant doit chaque fois faire l’objet d’une réflexion spécifique.

La connaissance de la règle générale de l’impératif catégorique est un pas de géant. Mais son application aux situations concrètes est tout sauf évidente. Sa traduction en recommandations pour guider les actes demande de la réflexion, une réflexion individuelle mais aussi une réflexion collective. Un échange ouvert ne peut que nous aider à progresser. Dans cette réflexion, le plus difficile est de s’extraire de tous nos préjugés, de l’attirail de recommandations que les modes moraux nous ont fait gober depuis notre plus tendre enfance. Certes, la majorité des règles morales que nos sociétés ont adoptées se retrouvent vraisemblablement aussi dans la morale du bien, car une société qui aurait tout faux en matière morale se désintègrerait rapidement. De toute façon, ce qu’il y a de bon dans notre héritage culturel ne peut pas entrer en contradiction avec l’impératif catégorique. Il est le critère du bien en dernier ressort.

Il est hors de mon propos d’énoncer ici les règles de la morale du bien. Ce serait très présomptueux. L’important est de savoir que ces règles existent et qu’une réflexion honnête permet de les découvrir. Comme l’accès à cette connaissance est difficile, se tromper est possible. Comme l’explique Markus Gabriel, il a toujours été mal de battre ses enfants ; dans une société où cela se pratique couramment (comme auparavant) aussi bien que dans une société plus soucieuse du bien-être des enfants. Mais celui qui est induit en erreur par son environnement a des conditions atténuantes dont ne peut se prévaloir celui qui agit mal sciemment. Il faut aussi se rendre compte que même si l’impératif catégorique est éternel, les problèmes moraux évoluent avec la société et notamment avec la technologie. Par exemple, le changement climatique, les réseaux sociaux, les biotechnologies posent de nouvelles questions éthiques. La réflexion morale n’est jamais terminée.

Historiquement, les religions se sont révélées être une source d’inspiration importante des modes moraux. Se pose évidemment la question du lien entre la morale du bien et les religions. Leur prétention est que le prescrit de leur mode moral découle de la volonté divine. Examinons la question in abstracto, donc hors de l’hypothèse que des hommes, pour donner plus de poids à leurs propres souhaits moraux, les ont simplement fait porter par la voix divine dont nous ignorons tout jusqu’à l’existence. Markus Gabriel aborde cette question dans l’ouvrage précité. Il expose ce qui est connu sous l’appellation « dilemme d’Euthyphron » : entre ces deux explications concurrentes, laquelle est juste ?

  1. Option « réaliste » : Dieu étant omniscient et bon, il sait distinguer le bien et ses prescriptions seront nécessairement conformes à la morale du bien.
  2. Option « antiréaliste » : une prescription est rendue bonne du simple fait qu’elle est établie par Dieu.

Les considérations qui précèdent disqualifient totalement l’option antiréaliste. Trouverions-nous acceptable moralement de tuer ou de voler en l’absence d’un commandement divin l’interdisant ? Que ce ne soit pas le cas indique que nous ressentons spontanément l’existence d’une loi morale autonome. Le caractère bon ou mauvais d’un comportement a une nature irréductible. C’est un pur « en soi ». La morale est autonome, logée au plus profond de la nature humaine. Avec une morale du bien différente, nous serions carrément une autre espèce.

Fondements de la métaphysique des moeurs

 

[1] Concentrer plus l’exposé n’est pas indiqué. D’une certaine façon, il l’est déjà trop, au point d’être à la limite du caricatural.

[2] Nietzsche considérait la morale judéo-chrétienne comme un artifice des faibles pour stigmatiser la volonté de puissance des forts. Il inverse la relation effective entre les classes et la morale. Les moyens intellectuels et les moyens matériels capables de générer et dicter une morale sont aux mains des puissants.

[3] Il ne faut toutefois pas réduire le contenu des champs à cette utilité. Chacun a sa vie propre.

[4] La terminologie est propre à mon article et ne se retrouve pas dans son livre.

[5] Il faut considérer distinctement les valeurs et les droits. Les droits de l’homme s’appuient évidemment sur des valeurs morales. Les valeurs sont naturelles mais les droits ne peuvent l’être. Parce que les implications de diverses valeurs peuvent se contredire, les droits de l’homme sont forcément une construction.

[6] Kant, Emmanuel. [1785] 2013. Fondements de la métaphysique des mœurs. Éditions Les Échos du Maquis, Trois rivières (canada). p.35

[7] Idem p.42

[8] L’attitude de Kant envers les animaux est assez controversée. La formulation « êtres raisonnables » ne leur reconnaît aucun droit. Toutefois, dans un autre ouvrage, Kant considère que la cruauté envers les animaux avilit l’homme et qu’à ce titre, elle contredit les devoirs que l’homme a envers lui-même.


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