Quand Artus et Virard anticipaient la révolte des peuples (1/3) : la grande régression sociale

par Laurent Herblay
samedi 30 novembre 2019

Quelques mois avant le mouvement des Gilets Jaunes est sorti « Et si les salariés se révoltaient ?  ». Il faut saluer le caractère prophétique d’une telle thèse, confirmée dans les rues peu de temps après, d’autant plus que l’analyse du constat est très proche de celle de ce mouvement. Un livre qu’il est d’autant plus intéressant de lire après, comme bonne synthèse de ce qui ne va pas.

 

Un partage des richesses profondément injuste
 
Ce petit livre fait un panorama assez large de ce qui ne va pas : « Mondialisation, robotisation, ubérisation, paupérisation… exaspération ! (…) Alors que les profits des entreprises atteignent des niveaux historiques, ils sont de plus en plus nombreux à joindre tout juste les deux bouts et à se retrouver démunis pour faire face à une éventuelle perte d’emploi  ». Les auteurs rappellent que selon le McKinsey Global Institute « 65 à 70% des ménages des pays développés ont vu leurs revenus stagner, voire baisser, entre 2005 et 2014  ». Ils soulignent dans une synthèse très juste que «  les salariés partagent les risques, mais pas les profits : en pratique, le capitalisme évolue de plus en plus vers un modèle où les actionnaires s’efforcent de préserver coûte que coûte dividendes et rendement du capital, quitte à demander aux salariés de porter sur leurs épaules une part croissante des risques économiques ».
 
Ils évoquent Amiens où l’usine de sèche-linge Whirpool a fermée et un entrepôt Amazon a ouvert, en notant la moindre qualification, et les moindres rémunérations, des emplois du nouveau site. Ils rappellent que la part des emplois industriels dans l’emploi total ne cesse de baisser : 23,8% en 1975, 19,1% en 1986, 15,7% en 1996, 10,6% aujourd’hui… Seule l’Allemagne a réussi à maintenir la part des emplois industriels. Mais, comme beaucoup d’économistes, ils soulignent le côté obscur du « modèle Allemand » et ses précaires : « en 2016, un actif sur cinq occupait une activité atypique (minijobs, intérimaires, CDD, temps partiel de moins de 20 heures par semaine, soit 7,65 millions de personnes  ». C’est ainsi que 22,5% des travailleurs étaient pauvres en 2014 (contre 17,2% dans l’UE et 8,8% en France) et le taux de pauvreté global a fait un bond de 10 à 16,7% de 2000 à 2015… Pour eux, la logique shumpétérienne bute sur la « bipolarisation  » du marché du travail et l’appauvrissement des classes populaires.
 
Cette évolution provoque « un net recul du niveau de gamme des emplois  ». Sur 20 ans, quand le PIB des pays de l’OCDE a augmenté de 40%, leur production manufacturière a progressé de seulement 10%, contre 200% pour les pays émergents : « cette mutation sans précédent organise la paupérisation, nourrit les inégalités salariales et bloque l’ascenseur social (…) De 2000 à 2014, le nombre de personnes vivant sous le seuil de grande pauvreté (40% du revenu médian) a augmenté de 43,6% en France, selon ATD Quart Monde  ». Ils évoquent les « femmes de chambre de certains hôtels cinq étoiles qui imposent qu’elles soient salariées par une société de service intermédiaire dont la convention collective est moins favorable que celle de l’hôtel où elle travaille ». Aujourd’hui, bien des salariés doivent accepter des emplois moins qualifiés que leur formation et « les emplois détruits dans l’industrie et les services à l’industrie sont remplacés massivement par des emplois dans les services domestiques, moins productifs, moins bien payés et moins protégés que les emplois détruits, d’où la baisse du niveau de gamme des emplois et du niveau de vie  ». En outre, les gains de productivité y sont plus faibles.
 
Ils tordent le cou à la théorie du ruissellement avec « les baisses d’impôts sur le capital, à la fois sur les revenus et le patrimoine », et rappellent, cruels, que c’était la stratégie d’Herbert Hoover en plein cœur de la Grande Dépression, en 1932. Depuis, Reagan et Thatcher ont repris ce discours. Mais ils notent que « les classes moyennes occidentales (sont les) grandes perdantes de la mondialisation (…) du fait de la déformation du partage en faveur des détenteurs du capital  ». Selon le WID, depuis 1980, « le 1% des personnes les plus riches du monde a capté 27% de la croissance des revenus, soit deux fois plus que les 50% les plus pauvres (12%) ». Pour eux, « le processus a débuté à la fin des années 1980 et s’est encore accentué après 2001  ». Depuis 1993, dans l’OCDE, le salaire réel par tête a progressé de 25% quand la productivité a augmenté de 45%. Ils dénoncent aussi une société où « le gagnant prend tout  » en évoquant les profits gargantuesques d’Apple, Google ou Facebook (entre 25 et 40% de leur chiffre d’affaire), captant une rente distribuée aux actionnaires et aux dirigeants.
 
Même Christine Lagarde a dénoncé en 2015 lors d’une conférence les rémunérations des gestionnaires de fonds spéculatifs, dont les 25 les mieux payés avaient touché la bagatelle de 12 milliards, lui faisant dire que l’ampleur et l’aggravation des inégalités étaient devenues « un problème pour la croissance et le développement économique. Réduire les inégalités excessives (…) n’est pas seulement un impératif moral et politique, c’est aussi une question de bon sens économique ».
 
Pour eux, « partout dans le monde, les classes moyennes et populaires occidentales sont malmenées comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale (…) partout, les emplois qui paraissaient autrefois solides disparaissent au profit de jobs de plus en plus précaires et de plus en plus mal rémunérés (…) Selon le McKinsey Global Institute, entre 65 et 70% des ménages dans les pays développés, soit entre 540 et 580 millions de personnes, ont vu leur revenu stagner ou même baisser entre 2005 et 2014 (63% en France). Par comparaison, ils étaient moins de 10 millions à avoir connu une telle situation de 1993 à 2005  ». Ils dénoncent aussi le rôle de l’envolée du prix de l’immobilier, le salaire nominal ayant reculé de 25% depuis 2002 par rapport aux prix de l’immobilier, et notent que les jeunes sont particulièrement touchés, ne pouvant plus acheter et n’ayant que peu accès au secteur social.
 
Finalement, il aura fallu à peine plus de 6 mois pour que les salariés se révoltent, à travers le mouvement des Gilets Jaunes. Avec ce livre, Patrick Artus et Marie-Paule Virard signent une analyse particulièrement prophétique, qui complète utilement, d’un point de vue essentiellement économique, les constats déjà faits par Christophe Guilluy, Gérald Andrieu ou Anne Nivat.
 
 
Source : « Et si les salariés se révoltaient ?  », Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Fayard

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