Quand Jacques Attali nous parle des cinquante prochaines années

par Régis HOFFERT
vendredi 15 décembre 2006

Peu importe la tendance politique à laquelle on appartient, il n’est pas inintéressant de lire ce que raconte un homme, reconnu unanimement brillant, sur les décennies à venir. Dans son dernier livre, Une brève histoire de l’avenir, Jacques Attali comprend le passé, décrypte le présent et projette le futur, offrant au lecteur, convaincu ou non, un éclairage pertinent sur l’avenir des hommes et sur celui de leur planète.

Avant tout, lecteurs, sachez que vous êtes sur l’un des sites Internet qui préfigure l’avenir. Rendez-vous page cent quatre-vingt-onze : "Avant deux mille trente, la plupart des médias papier, en particulier la presse quotidienne, deviendront virtuels ; ils offriront des services de communauté de plus en plus instantanés, de plus en plus coopératifs, de plus en plus sur mesure, sur le modèle américain de MySpace, coréen de OhMyNews ou français de AgoraVox. Sous le contrôle de journalistes professionnels, des citoyens apporteront une autre perspective à l’information [...]. Certains de ces journalistes-citoyens acquerront une grande notoriété ; leurs revenus varieront en fonction de la popularité de leurs oeuvres ; déjà, certains contributeurs de blogs gagnent plus de 3000 dollars par mois." Qui sait ? Je deviendrai peut-être un cybercontributeur reconnu !

Que raconte le livre ? La première partie retrace l’histoire du capitalisme, des débuts de l’humanité à nos jours. Elle décrit la respiration de l’Ordre marchand et la succession de ses différents coeurs au cours des mille dernières années : Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New York, et depuis 1980, Los Angeles. L’auteur analyse pour chacun d’eux les raisons de leur avènement, de leur destitution, l’intimité de leurs rouages. Il dégage leurs propriétés intrinsèques et extrinsèques, les influences qu’ils exercent, les contraintes qu’ils subissent, les stratégies qu’ils emploient, les technologies qu’ils investissent. Au terme de cette première partie, l’historien futurologue se lance dans une description effrénée des cinquante prochaines années sur tous les plans : économique, politique, diplomatique, écologique, scientifique, technologique, sociologique, psychologique et culturel.

Ainsi, la chute du dernier coeur de l’Ordre marchand et l’effondrement de l’empire américain d’ici vingt à trente ans laisseront place à une dixième forme, polycentrique ou multicoeur, que l’auteur intitule génériquement l’hyperempire. Les technologies permettront encore plus la délocalisation et l’ubiquité. La classe dirigeante, dont feront partie les hypernomades, aura les rênes d’entreprises protéiformes. Si vous pensez à Bill Gates pour incarner de telles personnes, je pense aussi à Alain Ducasse. Constatez plutôt : vingt-et-un restaurants dans le monde, l’exploitation des restaurants de la Tour Eiffel, trois écoles de formation, une chaîne hôtelière (Châteaux et Hôtels de France : cinq cents trente-huit adhérents), cinq auberges chics, une maison d’édition, trois cents chefs formés, mille quatre cents collaborateurs. Cet homme est partout, nulle part, connecté, réactif, volatil. Pour ces hypernomades, la citoyenneté sera remplacée par un contrat conclu avec l’Etat le plus offrant. Le sentiment patriotique ne les arrêtera pas. Johnny Halliday a déjà préféré s’exiler en Suisse, à la place de la France ou de la Belgique. Le symbole qu’il représente pour la France ne trouble en rien ses états d’âme.

Les entreprises, quant à elles, seront des sortes de théâtres éphémères pour le consommateur moyen, appelé simplement nomade, dont on captera de plus en plus rapidement les exigences, et envers lequel le marché sera de plus en plus réactif. L’entreprise, sans patrie elle non plus, pourra aller et venir selon ses intérêts. Elle mettra en concurrence les Etats les plus accueillants. Ensuite, ces Etats s’effaceront, ou même se volatiliseront, sous la pression de ces empires dont nous connaissons déjà les noms : Mittal, Microsoft, Disney, LVMH, Walmart, etc. On verra l’apparition de monnaies privées : nos points cadeaux, nos cartes de fidélités, nos bons d’achats les préfigurent déjà. Le marché visera à intégrer le plus de pauvres possible, en leur vendant des microcrédits et des micro-assurances. Observez le concept de la Logane et particulièrement son succès imprévu en France, avec la vente de voitures aux moins riches.

D’autre part, le pouvoir sera plus que jamais aux mains des compagnies d’assurance, qui exigeront que chaque individu apporte la preuve de son assiduité à se rapprocher des normes édictées. L’hypersurveillance, qui va s’amplifier jusque-là, laissera place à l’autosurveillance. Notre obsession sera alors de mesurer notre environnement, de mesurer les paramètres de notre corps pour nous maintenir dans la norme du bien-être. Déjà, aujourd’hui, certaines compagnies offrent une réduction sur la prime d’assurance si nous prouvons, facture à l’appui, que nous consommons des produits alimentaires permettant de diminuer le taux de cholestérol.

Emergeront également de nombreuses institutions supra-étatiques, dans divers secteurs. Elles édicteront des règles incontestables. Pour le sport, c’est déjà le cas de la Fédération internationale de football, dont la réglementation est appliquée partout dans le monde. Le schéma est identique à ceux du Comité international des Jeux olympiques, des ONG. Bâle I et Bâle II sont les noms de deux réunions qui ont déjà eu lieu entre les gouverneurs des banques centrales, qui fixent les grandes règles du système bancaire. Quid de l’Icann, organisme qui règlemente l’Internet ? Citons aussi le Téléthon, qui permet à l’Association française contre les myopathies de récolter sur plusieurs années des centaines de millions d’euros et de se substituer à l’Etat pour financer la recherche et le décryptage du génome humain, mais aussi d’imposer les grandes orientations choisies aux laboratoires partenaires.

Résolument, il ne s’agit pas de science-fiction. Frénétiquement visionnaire, en s’appuyant sur les leçons du passé, Jacques Attali dégage les propriétés immuables des sociétés, du capitalisme, de l’Ordre marchand et de ses coeurs. La lecture de l’ouvrage est passionnante, tant il décode l’univers présent et pointe les caractères discrets ou banals qui dessineront les grandes tendances de demain. Les quatre cents pages de l’ouvrage sont difficiles à résumer tellement l’auteur entre dans les détails et prend le temps de convaincre. Vous découvrirez ce qui succèdera à l’hyperempire, qui tombera, lui aussi. Un dernier chapitre est consacré au sort de la France.

Au cours d’une matinée récente, sur Europe 1, on a parlé d’hyperluxe. Le luxe étant maintenant industrialisé, il faut faire encore plus cher, encore plus inaccessible, pour faire rêver les nomades. On a aussi parlé de cartes à puces dont disposerait chaque citoyen britannique pour enregistrer son crédit d’émission autorisée de dioxyde de carbone. Certaines publicités nous appellent d’une voix compatissante à lutter ensemble contre la vie chère. J’écoute une radio qui revendique son appartenance à l’auditeur, ce nouveau décideur sondé de plus en plus "instantanément" pour permettre de générer, à flux de plus en plus tendus, des contenus qui le satisferont. Autant de signes des temps qui s’annoncent.


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