Quand l’ego tue l’amour

par Bernard Dugué
mardi 19 mai 2015

On connaît la fameuse thèse de saint Augustin sur l’opposition entre deux formes d’amour. Avec aux extrémités un doublet manichéen distinguant entre l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. Ces deux formes d’amour sont au cœur de chaque humain. Mais leur mode de fonctionnement est différent. L’amour qui accorde la primauté à Dieu aime aussi les créatures pour ce qu’elles ont de relation avec Dieu alors que l’amour de soi qui conduit à s’aimer soi-même conduit également à aimer les créatures ; non pas à cause de leur être mais pour ce qu’elles peuvent procurer comme avantage. En termes simples, on dira que l’amour de Dieu, ou plutôt l’amour qui a pour ressort le divin, est désintéressé, alors que l’amour « très ou trop humain » est intéressé. Ce qui finit par conduire à l’amour intéressé de soi et au bout du compte, vers une conception égoïste de l’amour. En paraphrasant Pierre Desproges, un égoïste, c’est quelqu’un qui ne n’aime pas, qui ne s’intéresse pas à moi.

Dans la théologie d’Augustin, il s’en suit une réflexion anthropologique sur l’amour de soi comme source et manifestation du péché originel. Ce jugement sera accentué par Luther et les jansénistes qui évoqueront le « cœur » de l’humain comme creux et plein d’ordure. Il est possible et même recommandé et justifié d’en finir avec le poids de ce péché originel qui n’a plus de sens dans le contexte anthropologique moderne augmenté par l’évolutionnisme. Mais s’il est possible d’en finir avec l’anthropo-théologie du péché, on n’en finira jamais avec la question de l’amour et de cette tension entre un amour qu’on dira authentique, pénétré de plénitude (de l’Etre, de divin, d’émotion sublimée, de ce qu’on veut bien y mettre et nommer) et un amour plus intéressé, qui souvent repose sur le désir et comme dirait le monsieur près du divan, le manque. Ce qui nous suggère un jeu de mot lacanien sur le mal-être qui prend la forme du manque-être. Celui qui n’aime que soi trouve son plaisir lorsqu’il satisfait ses désirs mais souffre lorsque le monde ne tourne pas à son avantage. Il se perçoit comme un être en manque au risque de s’apprécier comme un être manqué, presque raté. C’est en effet l’autre versant de l’amour de soi que de se fixer avec trop de force vers la souffrance ressentie qui, comme le plaisir intempestif, éloigne de l’amour authentique. Mais comme dit le monsieur dans son jardin d’Epicure, mieux vaut éviter ce qui fait souffrir et rechercher les plaisirs.

Ces digressions philosophiques présentent une utilité à notre époque qui s’est placée sous l’égide de l’ego (au risque du narcissisme), de l’individualisme, de la satisfaction des désirs, de la recherche des plaisirs, du divertissement, de la résolution des problèmes et des souffrances… mais aussi, faut-il le rappeler, avec une quête de bonheur et une aspiration à l’amour. C’est d’ailleurs une des conquêtes des années 1960 que cette évolution du mariage, puis de la relation conjugale, avec l’amour comme ressort primordial et non plus la communauté d’intérêts comme dans la bourgeoisie d’avant-guerre, sans oublier la relation de fidélité et de sécurité sacrée par l’Eglise mais aussi reprise sur un mode laïque par le mariage civil où les époux se promettent fidélité et assistance mutuelle devant un représentant de l’Etat.

Dans les temps pas si éloignés, disons un petit siècle, la relation conjugale était basée sur l’intérêt commun, ainsi que sur une sacralité, sur un engagement civil et bien souvent, une histoire d’amour au départ. Et puis, le mode de vie individualiste aidant, ces histoires sont passées au stade de contrat à durée déterminée pour bien des couples, avec la séparation au bout. D’autres couples se forment, pour une courte ou longue durée. Mais quoi qu’on puisse penser des statistiques, l’amour est devenu déterminant dans une relation, tout autant que l’ego.

Il ne faut pas mépriser l’ego comme dans les temps anciens une certaine morale chrétienne condamnait le corps et sa concupiscence. Il faut juste replacer l’ego à sa juste place. L’ego est en quelque sorte le véhicule corporel et mondain (sociétal) de l’esprit avec lequel il est articulé. L’ego dépend des choses matérielles, temporelles, corporelles et aussi, disons, dans une certaine mesure, techniques, avec les outils notamment numériques. L’ego cherche le plaisir, le trouve bien souvent ; en d’autres circonstances il souffre, avec des causes diverses, la maladie mais aussi et surtout le manque, la perte, les désirs non assouvis, le ressentiment. L’ego intervient dans les choses politiques. Il est aussi déterminant dans les relations amoureuses.

L’amour est ce qui participe à l’éternité en s’inscrivant dans la durée, la spiritualité, la mémoire. l’ego est bien plus dans le temps et d’ailleurs, il ne peut fonctionner que dans une durée limitée, le temps que dure un plaisir lorsque l’ego est en contact avec la chose ou bien l’être ou encore un contexte qui procure par une relation (matérielle) ce plaisir. L’ego souffre aussi dans le temps et le plus ennuyeux, c’est que parfois ça dure bien plus que le plaisir. Les « addictologues » en savent quelque chose. Pour ce qui concerne notre thème de l’amour, on peut imaginer une sorte de conflit entre deux modalités temporelles et affectives, celle de l’amour inscrit dans la durée et puis celle des ego qui « naviguent » dans le temps, un temps historique que je représente comme un Janus, car il construit, il fait, mais aussi il défait et sépare. L’adjectif historique pouvant se rapporter à l’histoire d’une société autant qu’à celle d’une relation amoureuse entre deux êtres qui s’aiment mais qui ont chacun leur propre ego.

Ces déplacements d’angles nous font passer du schème anthropo-théologique d’Augustin à un schéma plus moderne où l’on retrouve ces deux pôles, l’un corporel, mondain, temporel qui est l’ego et l’autre spirituel et durable qui est l’amour. Ces deux pôles peuvent être antagoniste hélas.

Bien que ces choses soient connues et rabachées, il n’est pas inutile de rappeler quelques fondamentaux de la relation amoureuse entre deux êtres qui sont aussi deux ego (ou du moins aux prises avec leurs ego respectifs). Au début d’une relation, l’amour permet en règle générale de dissoudre les « sautes d’humeur » de l’ego. On est porté par la relation avec l’autre, par un sentiment fort agréable aux effets divers. L’amour rend supportables à deux individus des tracas qui seraient vécus avec désagrément par ces mêmes individus vivant solitairement. Il gomme aussi les défauts, les aspérités, les choses troublantes et potentiellement agaçantes qu’on pourrait voir chez son partenaire et jauger depuis les « normes » de l’ego qui statue. De plus, l’amour ajoute un supplément non négligeable aux plaisirs rencontrés par l’ego dans les divers moments de l’existence, en société ou en vadrouille dans la nature.

L’amour rend (ou du moins le devrait) l’ego sociable, tolérant, ouvert et encore plus ; l’amour dissout quelques poisons liés à l’ego. Mais avec la trace temporelle du caractère et des habitudes, le fardeau des blessures passées, les inquiétudes d’un avenir insécurisé, l’ego finit par avoir l’emprise sur l’existence et c’est avec ce « mouvement » que les ego finissent par exercer des forces dissociantes mettant en danger la relation amoureuse. En ce cas, il n’y a pas d’interprétation définitive et générale. Les ego peuvent faire éclater une relation promise pour la durée ou alors dévoiler que l’amour n’était pas si intense et authentique.

L’ego peut donc s’avérer diabolique, au sens étymologique du terme, le diable étant ce qui divise. L’ego divise une relation amoureuse et la fait éclater. Les causes sont diverses mais elles se classent en deux catégories. Il y a les causes extérieures, et ce que construit l’ego par lui-même. Pour éviter que l’ego ne soit fatal à une relation, il faut savoir se préserver, surtout de soi, contrôler ses tendances egoïques mais aussi faire en sorte que l’ego puisse se prémunir contre les choses externes qui peuvent être les sollicitudes, les désirs mais aussi les tracas quotidiens et parfois les épreuves de l’existence, accidents, dureté du monde professionnel…

Pour bien vivre, l’individu contemporain cherche à éviter les tracas, les ennuis, les souffrances (mais certaines sont inévitables) et trouver son « salut » en jouant sur l’ego et l’amour. Il arrive qu’une relation fonctionne avec deux ego tempérés et une relation enrichissante si bien que l’ego en devient un outil permettant de passer un agréable voyage, avec la plénitude de l’amour et toutes les « petites » attention du quotidien gérée par l’ego. Mais la réalité est loin de l’idéal et bien souvent, l’ego finit par éteindre l’amour, avec un bilan qui s’il n’est pas équilibré du genre cinquante-cinquante, est très souvent partagé. On dit souvent que l’amour rend aveugle. Mais on oublie de noter que l’ego aussi rend aveugle au point de masquer les signes précurseurs d’une cassure. Car l’ego se concentre sur lui-même en finissant par prendre un ascendant dans le dispositif cognitif ce qui empêche de voir l’autre ainsi que la relation qui s’effrite lentement.

Lorsque deux ego se font face et qu’ils ne sont pas comblés par des activités ou des produits de consommation ou une complicité au lit ou je ne sais quels autres plaisirs donnant un zeste de piment à l’existence, eh bien ces deux ego finissent par ne plus se sentir remplis d’une plénitude existentielle et la relation s’étiole. L’ego est comme une éponge qui se vide et se remplit avec le monde temporel. L’amour est plutôt à l’image d’un geyser qui déborde et ne se tarit jamais mais ce geyser n’est pas toujours puissant et finit par être obturé par l’ego.

Ces quelques réflexions susciteront certainement des résonances avec le vécu des lecteurs. Elles permettent également une interprétation des tendances sociétales contemporaines. Dans une certaine mesure, le 20ème siècle aura été celui des terribles guerres mais aussi des aspirations à l’amour pour les générations né dans l’après-guerre. Avec sans doute comme point culminant les années 1970. Mon avis, partagé par quelques sociologues, est que depuis deux décennies, une valse des ego traduit des tendances nouvelles mais guère surprenantes sur la formation des couples fondés un peu moins sur l’amour et un peu plus sur la gestion de deux ego pour qui la relation est un pacte de solidarité économique doublé d’une complicité dans l’existence matérielle. Les couples basés sur l’amour traduisent parfois une certaine mixité de classes. Les couples basés sur l’ego sont « gouvernés » par des plaisirs communs et surtout une cohérence dans le niveau des revenus.

Le mot de la fin : si l’ego sait être complémentaire de l’amour, il peut aussi tuer l’amour et en d’autres circonstances, il permet de se passer d’un amour authentique pour voyager le temps d’une existence terrestre.


Je vais même pousser plus loin. L’ego contemporain affecte non seulement les relations amoureuse mais aussi tout ce qui relationnel dans une société, autrement dit, la vie politique, les valeurs, le sens de l’intérêt public, l’éducation, l’aspiration au religieux, le culturel, l’esthétique. L’ego de par son rapport aux choses à travers l’espace et le temps est un ressort hyper moderne qui à terme, pourrait tuer la société. Le problème, c’est qu’il est difficile de contenir cette machine diabolique qu’est l’ego et je crois que c’est l’enjeu majeur du siècle. Mais pour convaincre le lecteur, il faudrait un essai sur ce sujet. Et faute de mieux, lire les essais disponibles qui abordent ces questions.


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