Quand la frontière de Gérald Andrieu réhabilite les frontières

par Laurent Herblay
vendredi 24 novembre 2017

« Le peuple de la frontière  » vaut par le dialogue profondément politique que l’auteur a pu entretenir avec tous ces Français, de manière ouverte et sans jugement de leur vote. Et, étonnamment, ce qui ressort finalement de ce voyage aux frontières de la France, c’est un hommage aux frontières, comme un deuxième prolongement, cette fois-ci, au livre remarquable de Régis Debray.

 

La frontière : cette porte qui nous définit et nous protège
 
A Modane, Gérald Andrieu évoque « le regret de l’économie de la frontière (…) avec l’effacement de la frontière, les relations franco-italiennes se sont taries  », citant Régis Debray, pour qui « si la frontière dissocie, elle réunit aussi, définit qui l’on est, permet de distinguer et de connaître son vis-à-vis ». La suppression de cette porte, que l’on ouvre et l’on ferme, semble finalement avoir supprimé une occasion d’échanger, aplatissant nos pays européens pour les seuls intérêts des grandes entreprises, sans même se rendre compte que cela allait porter un coup à l’économie de ces villes frontalières, qui ne sont plus que des points de passage où il n’est plus besoin de s’arrêter.
 
L’auteur rappelle que Jaurès regrettait que « le capital international aille chercher la main d’œuvre sur les marchés où elle est la plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français, et pour amener partout dans le monde les salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas  ». Il poursuit en affirmant qu’ « on sait maintenant ce qu’il en est des promesses d’une mondialisation heureuse sans limite ni barrière : la guerre de tous contre tous, y compris à l’intérieur même de cette Europe qui devait nous apporter paix et prospérité (…) frontière nulle part ? Séparatisme partout. A chacun sa communauté (…) mais voilà, ces frontières-là ont l’avantage de ne pas nuire au sacro-saint marché. Des cyniques y voient même de juteux débouchés commerciaux  ».
 
Il se demande si « cette France des frontières ne serait donc que fermetures d’usines, chômage de masse, angoisses identitaires et peur du lendemain  ». Il parle de Fourmies, où « on en est parfois à la troisième génération de chômeurs  », avec le départ du textile, une ville où plus de 36% n’ont pas choisi au second tour, 35% ont voté Le Pen et 29% Macron. Il évoque aussi les Cellatex, dont l’usine de fillature a fermé en 2000, envoyant près de 400 personnes sur le carreau, après la suppression des droits de douane sur les produits textiles en 1994, qui a ouvert la concurrence aux produits ukrainiens, puis le rachat de l’usine par un autrichien, qui l’a liquidé. Près du Luxembourg, il évoque les travailleurs trans-frontaliers, pour qui ce pays « aspire tout le travail  », et appauvrit le côté français.
 
A Fessenheim, la menace de fermeture pour les 2200 emplois induits a propulsé Le Pen devant au second tour. A Fesches-le-Châtel, il rapporte le départ prochain de la Poste, qui sera remplacée par un mini-bureau municipal, ce qui affaiblira plus encore le commerce de centre-ville et les cafés. Il évoque une note de l’Ifop qui indiquait que la fermeture d’un bureau de La Poste provoquait une hausse du vote FN de 3,4 points. Un habitant parle de l’usine PSA de Mulhouse, passée de plus de 40 000 salariés à quatre fois moins aujourd’hui. Il évoque ces commerçants de centre-ville qui souffrent de la concurrence des surfaces commerciales et les agriculteurs, qui subissent des normes lourdes et la concurrence impitoyable et déloyale des autres pays, qu’il décrit comme les ouvriers de Charlie Chaplin.
 
Il décrit la peur de perdre son emploi, la tentation FN, l’incompréhension face au traitement des migrants, la terrible impunité des petits délinquants, le coût de la vie, avec le prix de l’essence. Il note que bien des médias donnent rarement la parole à ceux qui en ont marre des migrants, préférant ceux qui les accueillent, parfois illégalement. Il rapporte des conditions de vie difficile, les gros horaires avec les transports, et une « société extrêmement individualiste  ». Il évoque « l’insécurité physique, économique et identitaire (…) cette France périphérique des campagnes-dortoirs vit avec cette peur, pas seulement du lendemain, mais aussi du présent. Pourtant la générosité est présente  ».
 
« Le peuple de la frontière  » est un livre que je recommande chaleureusement, un livre essentiel pour plonger dans cette France périphérique que beaucoup d’entre nous, moi le premier, ne connaissons pas du tout. S’y dessine une France abandonnée par ses dirigeants, mais dont les citoyens restent profondément réconfortants et donnent envie de contribuer à changer les choses.
 

 

Source : « Le peuple de la frontière  », Gérald Andrieu, Les éditions du Cerf

Lire l'article complet, et les commentaires