Quand la Mégamachine s’arrêtera...
par lephénix
lundi 25 janvier 2021
La domination de l’homme par l’homme compte au moins cinq millénaires de pratique mortifère, forgée dans une trouble synergie entre économie monétaire, guerre et métallurgie. Ainsi s’est constituée une mégamachine devenue « le plus grand, le plus complexe et le plus dangereux des systèmes à s’effondrer dans notre histoire », avec son arsenal de destruction massive menaçant la vie sur Terre. Mais comment et pourquoi « les humains ont-ils appris à obéir » ? Et pourquoi garder obstinément « le cap » vers un naufrage assuré ?
La spoliation en cours se fait tout simplement en se réclamant « d’un ordre social basé sur le régime de propriété que l’Etat peut imposer en recourant à la force physique »... Mais voilà arrivé, à l'heure de la gouvernance par les données, le moment technocritique où ce système « sape jusqu’à ses propres conditions d’existence »...
Fabien Scheidler utilise le concept métaphorique de « mégamachine » forgé par l’historien Lewis Mumford (1895-1990) : il désigne une « forme d’organisation sociale qui semble fonctionner comme une machine ». Le problème, c’est que cette machine infernale ne laisse de perspective d’avenir ni de possibilité de survie à personne...
Ainsi, au terme de quatre millliards d’années d’existence, notre planète se retrouve calcinée par cette « machinerie économique globale qui engendre simultanément des quantités abyssales de biens et de déchets, des richesses folles et une misère de masse, des salariés surchargés de travail et des chômeurs qui tournent en rond ». Jusqu’à quand ?
Le noyau dur d’une absurdité
Le noyau dur de cette absurdité partagée comme une « rationalité » (c’est-à-dire imposée par une secte « rationaliste ») a la densité nucléaire d’une « multiplication à l’infini de colonnes de chiffres sur les comptes en banque d’un nombre relativement restreint d’êtres humains ».
Fabian Scheidler entend recréer de la lucidité sur notre part de responsabilité dans ce désastre en cours : « accroître les fortunes colossales d’une petite caste de super-riches semble être le seul et ultime objectif de la mégamachine globale ». Car enfin pourquoi accepter que la Terre soit saccagée juste « pour que les zéros s’ajoutent sans fin aux zéros » ? Pourquoi « les humains ont-ils accepté que se constituent des élites qui règnent sur eux et s’emparent d’une partie de leurs revenus, sous forme d’impôts, pour financer des armées et construire des palais colossaux » ? Pourquoi ont-ils admis que « ces élites puissent réglementer leurs rapports et même disposer de leur vie » ?
La persistance de cette soumission n’en finit pas d’interpeller depuis au moins Le Discours de la servitude volontaire (1576) d’Etienne de La Boétie (1530-1563). S’explique-t-elle par la si peu résistible synergie de trois formes de pouvoir (le pouvoir physique par les armes, la violence structurelle par le pouvoir socioéconomique et le pouvoir idéologique) ? L’auteur propose une « quatrième tyrannie » résumant les trois précédentes, celle de « la pensée linéaire reposant sur l’hypothèse que le monde obéit à des lois de cause à effet qui peuvent être calculées ». Cela signifie qu’il peut donc être dominé : « l’application de la pensée linéaire aux systèmes vivants a entraîné dans son sillage un cortège de dévastations sur la planète, sur le plan tant social qu’environnemental »...
Tout aurait basculé au début de l’âge du cuivre et du bronze lorsque « l’introduction des métaux, en particulier du bronze, a coupé la société entre la minorité qui était en mesure de se procurer et de travailler le bronze, et les autres qui n’y avaient pas accès ». Le passage à l’âge du bronze est le moment où sont posés les fondements de ce que nous appelons aujourd’hui « civilisation » avec un phénomène bien rodé de transmission des techniques – et l’invention d’un système tant économique que politique qui tire ses ressources de l’asservissement des masses, alors paysannes. La production de cuivre de bronze et de fer puis d’aluminium est au coeur d’un embryon de complexe militaro-industriel alors en constitution : « De la hache en cuivre au misile intercontinental, il a plus de cinq mille ans d’histoire derrière lui ».
Cette histoire a sans doute commencé, après la diffusion de la technologie du fer à partir d’Anatolie (1200 avant J.-C.), avec la machine de guerre assyrienne puis romaine avant de s’exacerber en cinq siècles de « capitalisme ». Mircéa Eliade (1908-1986) rappelait : « La métallurgie et l’alchimie sont la matrice de l’idée selon laquelle l’homme pourrait exercer une domination illimitée sur le monde matériel »...
Aux Temps modernes, les Européens transforment « la moitié du globe, au nom du salut et du progrès, en une enfer sur terre » : « L’économie monétaire, la métallurgie et le business de la guerre ont suscité l’apparition d’un appareil de pouvoir en mesure de briser toute résistance et de soumettre progressivement des pays et des continents entiers à l’extérieur. »
La privatisation de la terre et de ses produits étend le pouvoir de l’homme sur l’homme par la dette, un moyen décisif d’ « accumulation par dépossession ». Lors de la première « mondialisation », les conquistadors étaient « pris dans les rouages internationaux de la valorisation du capital et de l’endettement pour s’acquitter de leur dette auprès des investisseurs de Gênes, Augsbourg et Anvers ». Le moteur de la Conquista avait-il été « l’immense demande européenne en métaux précieux, employés pour édifier le complexe monétaro-militaire » ?
L’invention de l’Etat autoritaire puis de la société par actions, « une machine aux propriétés anthropomorphiques dont le seul but est l’accumulation sans fin d’argent » par l’incessante création de nouveaux besoins bannissent du débat public « les questions sur le sens et le buts de nos activités économiques, celles de savoir de quoi les humains ont vraiment besoin et comment ils veulent vivre ». Ces sociétés par actions sont, peu importe ce qu’elles fabriquent et vendent (de l’alimentation canine à l’armement), des « entités artificielles et immortelles se nourrissant de la réalité pour la transformer en pure abstraction », c’est-à-dire en une « série de chiffres sur le compte bancaire de leurs actionnaires »...
Au fil de cette « évolution », les « formes de vie qui reposaient sur la coopération furent peu à peu refoulées au profit d’une lutte impitoyable pour la survie ». Le délicat « tissu social qui avait lié les êtres humains entre eux » s’est déchiré pour aboutir à cette incessante « guerre de tous contre tous ». Les bénéficiaires de cette dévastation n’ont prévu ni frein ni marche arrière à leur machinerie. C’est ce qui s’appelle une accélération sans décélération – ou une hubris.
Les « paradis fiscaux », créés par les Etats dans l’Union européenne, siphonnnent la richesse publique au profit de grands groupes privés : « l’argent public perdu en raison de l’évasion fiscale et de l’économie souterraine s’élève selon certains estimations à 1 000 milliards par an ». Et puis, pourquoi imposer des voitures électriques ajoutant à l’engorgement du parc automobile ? Leur fabrication « dégage bien plus de CO2 que la production d’automobiles conventionnelles sans oublier l’importante consommation d’eau douce en voie de raréfaction ». Ainsi, le projet de Gigafactory pour fabriquer des voitures Tesla près de Berlin menace de « siphonner les nappes phréatiques d’une région qui manque déjà d’eau »... Tout ça pour vendre encore et toujours plus de gadgets roulants pour la seule « accumulation de l’argent au nom de la multiplication de l’argent » - et nous écraser contre le mur ?
Vers une véritable transformation socio-écologique ?
Toutefois, les propositions ne manquent pour remplacer l’actuel système de fraude et de prédation par un « système monétarisé orienté vers le bien commun »... Sont-elles écoutées pour autant ?
Un « changement » véritable passerait par une « modification profonde de tous les rapports de production,des infrastructures et de la vie sociale ». Ainsi que par une « reconversion en profondeur qui ferait reculer la quête de profit privé au bénéfice du bien commun ». Partout dans le monde, les humains cherchent de « nouvelles manières de vivre ensemble et de travailler au-delà de la logique destructrice de la concurrence mondiale et de la croissance sans fin ». En atteste cette pluralité de formes d’organisation variables selon les régions : « Tandis que les grands groupes soumis à la pression de la rentabilité visent à vendre le plus possible de courant et à maintenir en marche la machine à accumuler, des services municipaux et des coopératives intelligemment conçus peuvent obéir à une logique de satisfaction des besoins ».
Des citoyens « politiquement éveillés et bien organisés » auraient l’opportunité d’utiliser les crises systémiques comme « points de départ pour une conversion de la société qui nous fasse sortir de la logique destructrice de l’accumulation ». Ils conviendraient sans peine de ne plus « abandonner à la logique du marché le soin d’assurer ce qui nous est nécessaire pour vivre »... Ils s’accorderaient sur le sens et le but de toute économie raisonnable : une « utilité véritable avec le moins de dépense possible »... La « valorisation sans fin de l’argent » comme but suprême de l’économie est-elle tenable ?
Auteur indépendant (pour la presse, la télévision, le théâtre et l’opéra), Fabian Scheidler propose un levier d’action : « Penser toute la vie sociale comme culture ». Le terme ne doit pas être réduit « au petit domaine des soirés musicales ou théâtrales ». Il signifie notamment : « redécouvrir le travail comme une activité culturelle qui ne produit pas seulement des choses, mais crée aussi des liens et du sens ». Il suppose également de « comprendre la formation comme quelque chose qui vise l’épanouissement complet de la personnalité et non la réduction de l’être humain à un rouage fonctionnant sans frottement au sein de la machine économique ». Cela supposerait pour le moins qu’un « centre de décision » consente à se relier à un « espace de délibération ». L’esprit machinique et de calcul aurait-il déjà dévoré toute conscience, toute science – et jusqu’à l’espace des possibles ?
Fabien Scheidler, La Fin de la Mégamachine, Seuil, 620 p., 23 euros