Quand on n’est riche que d’idées...
par lephénix
jeudi 21 novembre 2019
Comment survivre en régime de fraude et de prédation plus qu'avancées ? Une centaine d’intellectuels et créatifs, précaires ou non, proposent une manière de « manuel de survie » à tous ceux qui rêveraient de réconcilier justice sociale et sauvegarde de la planète dans un contexte de pénuries croissantes. Un livre à utiliser comme boîte à outils voire trousse de premier secours pour revitaliser la notion de « démocratie » - et prendre soin de l’inestimable...
La Fondation Copernic rassemble, en un anti-manuel pour le moins « atypique » mais bien conçu, le travail et les énergies d’une centaine d’auteurs et autres chercheurs de sens. Sous-titrée « pour des savoirs résistants », cette somme de synthèses (en économie, sociologie et en « science politique »...) précise son intention de faire fonction de « salon des refusés » comme de « kit intellectuel de survie » afin d’exposer les « connaissances balayées par les bien-pensants » - ces partisans du « grand bond en arrière » qui s’emploient à imposer à tous les autres les lieux communs qui les fondent et assurent leur position comme leur domination - en somme, notre essorage...
Non, la planète n’est pas qu’une réserve à exploiter sans limites dans une fuite en avant financière et technologique. Non, la « valeur travail » ne donne pas seule le « droit de vivre » - surtout lorsqu’elle rend malade et tue, à l’heure où un quart des grandes entreprises françaises liquident leur « bureau » et vendent leurs locaux pour louer des flex-offices (Hélène d’Arnicelli, cadre administratif)...
Oui, l’accroissement et l’accélération de la masse monétaire appauvrit tous les « individus productifs » au seul profit de « quelques uns » - et le transfert de richesses permanent nourrit la crise permanente... L’Etat sert qui ? Le « capitalisme » peut-il être « écologique » ?
Si la doxa « libérale » actuelle y est remise en cause, ce livre-atelier ne se complaît pas dans la contestation mais propose, au-delà d’un état des lieux des idées disponibles et d’un partage des connaissances, de précieux leviers d’action. Qu’il s’agisse de monnaie, de fiscalité (en particulier « écologique »...), de « dette publique », de « travail », du business de la santé, du fake du « trou de la Sécu » ou des « emplois vacants » voire... des « gilets jaunes », cet atelier des possibles permet de se forger des convictions. Il révèle l’aspect « subversif » des sciences sociales permettant de démonter un spongiforme corpus d’idées reçues : non, l’ordre des choses n’est pas donné une fois pour toutes, les hiérarchies ne sont pas « naturelles » ou de « droit divin » et peuvent être renversées (des chefs, pourquoi faire ?), les humains ne sont pas des « variables d’ajustement » ou de la « chair à profits », le « marché » ne sait pas « gérer » l’humain ou la nature et il faudra bien rompre avec un productivisme frénétique, etc. Cette étrange insensibilité aux « signes de vie »...
Philippe Légé (économiste, université de Picardie) rappelle que « la finance masque temporairement les déséquilibres liées à la montée des inégalités » mais « crée nécessairement des droits en excès sur la richesse future », rendant « l’économie plus instable et les crises plus fréquentes » - surtout lorsqu’elle s’attache à démanteler la protection sociale mise en place à la Libération.
Esther Jeffers (économiste, université de Picardie) et Dominique Plihon (économiste université de Paris-XII) s’attachent à expliquer la monnaie qui crée des « relations sociales et d’appartenance à une société fondée sur des valeurs communes ». Mais voilà : « l’euro, lancé pour compléter le marché unique européen, sans véritable projet social, n’est pas une monnaie à part entière ». Mieux – ou pire : « C’est aussi pour cette raison que la Banque centrale européenne (BCE) n’est pas soumise au contrôle démocratique des élus et poursuit des objectifs qui ne correspondent pas à l’intérêt général »...
De fait, trois conditions sont requises pour que la monnaie redevienne une « institution au service de la société » : « la confiance, la garantie souveraine vis-à-vis du système de paiement et une relation étroite avec le système productif pour qu’elle soit favorable au pouvoir d’achat présent ou futur »...
Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinson (sociologues, CNRS) s’attachent à une oligarchie prédatrice qui se sert de l’Etat : « La forme instituée de l’Etat, constitué en sage représentant des intérêts de tous les citoyens, permet de masquer l’antagonisme des rapports entre les classes sociales qui le traverse de part en part. A la Libération, le Conseil national de la Résistance (CNR) avait pu imposer, après la collaboration de nombreux patrons avec le pouvoir de Vichy, un Etat-providence qui fait la part belle aux services publics et à la défense de l’intérêt général. Mais, avec la financiarisation et la mondialisation du système capitaliste, le dépeçage de l’Etat par les membres de l’oligarchie est devenu systématique. La fraude fiscale des plus riches représente 100 milliards d’euros, qui manquent chaque année dans les recettes fiscales de Bercy (selon le rapport publié en septembre 2018 par la Fédération Solidaires Finances). Ce chiffre est à mettre en regard du déficit de l’Etat, estimé à 80 milliards d’euros pour 2018. »
Qui se souvient de l’instauration d’un « droit à l’erreur » permettant aux plus aisés de bénéficier d’une « politique d’accompagnement, en toute amitié » ?
Pourquoi si peu de révoltes ? se demandent Julie Le Mazier (politiste, CESSP, Paris-I) et Igor Martinache (sociologue, Paris-Diderot) : « Bien des gens auraient plus intérêt à se révolter qu’à préserver l’ordre social, économique et politique existant. Pourtant, la domination se perpétue sous l’effet de multiples contraintes, et de mécanismes par lesquels elle se rend légitime. (...) Protester, ça s’apprend. Mais contrairement à beaucoup d’autres activités, cela s’apprend vite, en faisant. » Mais sera-t-on jamais assez révolté contre la destruction d’une planète vitrifiée en déchetterie ni confinable ni recyclable ?
L’Union européenne fait-elle le bonheur ? interrogent Noëlle Burgi (politiste, université Paris-I) et Pierre Khalfa (économiste). Construite depuis 1986 autour de l’Acte unique sur la « concurrence entre systèmes sociaux et fiscaux », elle a fait le choix de s’appuyer sur les divergences entre Etats afin de « promouvoir une politique de dumping social et fiscal ».
Ainsi, « dangereusement insensible à la vraie vie comme aux signes pointant ses dysfonctionnements alarmants, elle sait et nous savons qu’elle doit se réformer en profondeur pour le bien de tous, d’abord pour les populations, ensuite pour sa propre survie »...
Justice sociale et écologique
Marie-Anne Dujarien (sociologue, université de Paris) livre un rappel « utile » à propos de ce qui « travaille » un corps social mis à mal : « Le travail est une étrange clé de voûte de notre société car cette catégorie de pensée mêle trois significations : l’action, la production et l’emploi. Or ces trois dimensions, toutes vitales, sont en contradiction dans le capitalisme. Aussi, parler de « travail » sans déplier le mot permet de cacher les tensions à l’oeuvre entre ces trois dimensions ; il est alors plus difficile de penser les transformations profondes et urgentes du travail qu’il nous faut envisager pour faire face aux actuels enjeux de sens, d’écologie et de solidarité. »
Tout comme justice sociale et écologique sont indissociables, transition énergétique et alimentaire doivent aller de pair, compte tenu des « effets délétères du système productiviste agricole sur l’environnement, les bénéfices énormes des industries agroalimentaires au détriment des autres acteurs de la chaîne alimentaire » (Dominique Paturel, INRA, Willy Pelletier (sociologue, université de Picardie) et Arnaud Muyssen (médecin, addictologue, CHR de Lille).
Bref, un autre « modèle économique » s’impose d'urgence - comme la cirhose du foie, la dévastation n'est plus réversible... Tout au bout de la chaîne alimentaire et de la « révolution numérique », quelle est cette « ressource surabondante » prise dans les filets de « la globalisation » dont l’exploitation est assurée de... ne jamais cesser ?
La réponse se consumait dans la surchauffe des « marchés » et nous regardions ailleurs...
Fondation Copernic (sous la direction de), Manuel indocile des sciences sociales – pour des savoirs résistants, La Découverte, 1056 p., 25€