Quel avenir après Outreau ?
par Philippe Bilger
mardi 14 mars 2006
La Commission parlementaire en a presque fini. Elle va devoir maintenant
proposer et inventer. Dans la période politique qui est la nôtre, avec
cette volonté apparente d’action mais cette attente fébrile de
l’élection présidentielle, il est clair qu’elle ne pourra aller au-delà
d’aménagements procéduraux imposés par le constat qu’elle n’aura pas
manqué d’établir et, je l’espère, par le bon sens. Ce n’est pas une
révolution clé en main qui nous sera offerte, mais quelques réformes
qui, pour ne pas subir le sort habituel - effervescence puis routine -
seront à "cibler " avec une pertinence particulière, sans démagogie ni
frilosité .
Rien n’est gagné puisque le syndicalisme n’a rien appris.
La preuve en est cette manifestation prévue pour le 14 mars qui, à
nouveau, va associer l’Union syndicale des magistrats et le Syndicat de
la magistrature pour une série de revendications vagues et défaitistes,
à proclamer en robe sur les marches du Palais de Justice de Paris. Je
crains fort que ce rassemblement à contretemps ne dégrade autant notre
image que la bronca avec jets de codes devant le ministère de la
Justice en 2003.
Pour en revenir à la Commission, force est d’admettre que
peu de pistes nouvelles ont été ouvertes, sans doute parce que
l’essentiel était de chercher une explication à des comportements qui
ne renvoyaient pas seulement à des problèmes de structure mais aussi à
l’inévitable perversion de l’excellence par une quotidienneté
surchargée, donc moins vigilante.
Cette difficulté d’analyse était aggravée par le fait que
certaines des interventions les plus remarquables - je pense notamment
à celle du conseiller Mariette - étaient parfois gangrenées par une
idéologie qui déplaçait le débat sur un terrain inapproprié. Ainsi, ce
n’est pas le tout-sécuritaire absurdement dénoncé qui expliquait
l’acharnement médiatico-judiciaire contre la pédophilie, mais un
mouvement plus profond, moins politique que lié aux inquiétudes d’une
société. Une société qui ne sait plus où donner de l’angoisse, dans un
mélange de réalités justement craintes et de phantasmes qui s’en
nourrissent et les font naître. La justice suit, sans rester à l’abri
de ces troubles mélangés.
Il est cependant manifeste qu’ont été mis en évidence des
points de fixation et des possibilités de progrès. Avant de les
examiner, il convient d’évoquer la formation des futurs magistrats et
avocats.
Pour les premiers, si on reste fidèle au modèle de la grande Ecole professionnelle, reste toutefois à désenclaver l’enseignement de tout ce qui amplifie le corporatisme et l’ubris - la démesure dans l’exercice du pouvoir. Cela signifie que non seulement les meilleurs d’entre nous doivent être conviés pour cette pédagogie dans une pluralité intellectuelle qui en garantirait la richesse, mais qu’une infinité de personnalités extérieures à notre monde - et dans tous les secteurs - viendrait y faire souffler l’air libre de la société. L’apprentissage technique est fondamental, mais à condition qu’il soit élargi à ce qu’on pourrait appeler le principe d’humanité. Celui-ci n’a pas vocation à être enfermé dans la sphère du coeur mais doit devenir une composante importante de l’appréciation professionnelle. Il faut en finir avec cette irruption dans l’espace judiciaire de jeunes gens à la pensée pauvre, au langage étriqué, à la culture réduite et à la politesse minimale. C’est la faiblesse de cette conjonction qui constitue le préoccupant déficit d’humanité. En même temps, il ne s’agit pas de faire de l’auditeur de justice le doute et l’hésitation incarnés. Une phrase comme celle prononcée par le directeur de l’ENM - "Il ne faut pas que les juges pensent détenir seuls la vérité " - est ravageuse. Bien sûr qu’ils doivent penser détenir cette vérité, mais cela ne signifie pas que dans leur alchimie intime ils aient à oublier, pour irriguer l’intelligence, la contradiction qu’on leur apporte ou qu’ils se donnent ! Enfin - et je ne prétends pas être provocant - aucun magistrat ne devrait pouvoir être nommé à son premier poste sans faire l’objet d’un véritable contrôle psychologique qui, à la fois, aiderait au choix des fonctions et permettrait d’écarter les quelques "malades" de la personnalité décelés trop tard dans notre système.
Les avocats : ils bénéficient depuis Outreau d’une cote
d’amour en contraste avec l’opprobre collectivement épandu sur la
magistrature. Il m’apparaît que cette sanctification n’est pas plus
pertinente que la diabolisation à laquelle elle prétend s’opposer. Ce
n’est pas mon propos aujourd’hui de mettre en lumière tout ce qui
profondément distingue magistrats et avocats, notamment sur le plan du
rapport à la vérité et de l’intérêt social. Pour ma part, je considère
que ce serait une grave erreur de méconnaître ces différences en
faisant confiance au seul barreau pour la description des
dysfonctionnements - dont la responsabilité, comme par miracle, ne lui
incombe jamais - et pour les propositions sur les pratiques de la
magistrature. Je sais bien que l’avocat, parce qu’il défend, est revêtu
par les naïfs d’une aura qui résiste à tout, tandis que le magistrat,
parce qu’il est nécessairement inférieur à l’idéal de justice, se
laissera trop volontiers décrier.
Comme il est raisonnable - et souhaitable - de prévoir que
la place du contradictoire, donc de l’avocat, sera amplifiée dans les
projets à venir, la formation verra son importance accrue. En effet, à
côté d’avocats excellents, voire exceptionnels, que de comportements qui
ne laissent pas bien augurer d’une période où les pouvoirs de la
défense seraient augmentés ! La procédure la plus cohérente perdrait
tout sens si elle ne confrontait que des professionnels discutables
d’un côté et de l’autre. Or, le barreau est trop volontiers satisfait
de lui-même sur le plan technique. Il n’hésite jamais à s’offrir la
facilité de prendre la magistrature comme bouc émissaire de ses propres
carences.
Les évolutions clairement positives, dont la Commission a
déjà laissé entrevoir la nature, tiennent à la prescription de délais
et à l’exigence de publicité.
Le code de procédure pénale prévoit la gestion du temps et
la rapidité des réponses à apporter, notamment aux demandes de mise en
liberté. Mais, de plus en plus, le magistrat instructeur et les chambres
de l’instruction se trouvent confrontés à une bureaucratie complexe qui
détourne de l’essentiel : une administration à la fois efficace et
humaine de la justice. Les délais nouveaux auxquels on songe
offriraient le mérite d’imposer un regard régulier sur des pratiques
qui actuellement dépendent trop de la plus ou moins grande passivité du
mis en examen et de l’initiative du juge d’instruction. Cette
instauration de rendez-vous judiciaires obligatoires contraindrait le
magistrat à rendre compte des raisons de son action ou inaction, et à
justifier le plus important : la durée des détentions provisoires. Elle
serait un formidable outil pour favoriser un vrai contrôle et freiner
le cours interminable de certaines procédures. Au fond, pourquoi ne pas
l’avouer ? On passerait d’une volonté de protection du justiciable à
l’ère du soupçon à l’égard du juge. Celle-ci serait gage de progrès,
parce que tout ce qui conduit à justifier l’exercice d’un pouvoir et
l’accomplissement d’une activité va dans le bon sens .
Pour compenser, il serait bienvenu d’abolir les
inextricables embarras qui résultent, par exemple, du fait qu’un mis en
examen a la faculté de déposer autant de demandes de mises en liberté
qu’il le souhaite sans être tenu d’attendre l’issue de chacune. De
telle sorte que les cabinets d’instruction et les chambres du même nom
sont encombrés par un entrelacs absurde, qui n’est pas loin de les
détourner d’une approche sérieuse des dossiers, même si l’article 148
alinéa 3 du Code de procédure pénale permet dorénavant de répondre par
une seule décision à plusieurs de ces requêtes . Il n’empêche que
l’approfondissement du travail et de l’analyse qu’on exige des
magistrats se doit d’avoir pour inévitable contrepartie un allégement
des formes et de la surabondance procédurales .Les garanties sont moins
une affaire de papier qu’une confrontation de visages, qu’une parole et
qu’une écoute. Puissent les politiques percevoir que sur ce plan,
depuis longtemps, quelle que soit la philosophie inspiratrice, on a
étouffé le souffle de la justice sous les contraintes de bureau !
Les avantages de la publicité ne sont plus discutés
aujourd’hui. La justice, se montrant, est naturellement moins suspectée.
Elle se révèle aux citoyens, aux médias et rend d’autant plus respecté
le secret nécessaire aux développements de certaines procédures. Elle
favorise également la qualité professionnelle de chacun, qui est
transcendée, si on sait ne pas succomber à l’histrionisme, grâce au
regard porté sur le fonctionnement de l’institution. Les audiences des
chambres de l’instruction et l’activité juridictionnelle du juge
d’instruction devront se plier à cette exigence. Le secret demeure
toujours la pierre angulaire de notre système, parce qu’il rassure par
l’autorité solitaire ou collective qu’il permet. La Justice préfère
marcher à reculons vers l’ombre plutôt que s’avancer vers la lumière
qui est l’audience . Les mentalités, sur ce plan, méritent d’être
métamorphosées autant que les procédures. On n’a pas à se cacher du
citoyen. Au contraire, tout montre que le jugement de la société est
d’autant plus équitable sur notre service public que celui-ci sait
présenter sans tricher ses grandeurs et ses inévitables faiblesses, se
félicitant des premières et s’excusant sans barguigner pour les
secondes .
L’éclatement de la magistrature en deux corps distincts et
indépendants l’un de l’autre est, aussi, de plus en plus évoqué. Je
partage ce sentiment pour plusieurs raisons. Il ne suffit pas, d’abord,
de crier que nous sommes tous magistrats, Parquet et Siège, pour
répondre à l’éclatante contradiction de nos démarches intellectuelles .
Elles n’ont rien de commun, l’une se réfugiant dans des vertus de
neutralité et de réserve, et l’autre acceptant un engagement, une
implication de bon aloi. Ensuite, notre solidarité, née d’une formation
commune et d’une proximité professionnelle constante, crée une
connivence institutionnelle qui interdit de tirer le meilleur profit de
la pluralité des regards. La plupart du temps, un regard domine les
autres et, dans Outreau, on a pu constater à quel point la symbiose
entre le Parquet et le juge était devenue calamiteuse. Autrement dit,
la seule manière sans doute de redonner du sens à la contradiction et
au débat au sein de la magistrature est de nous faire appartenir, les
uns et les autres, à des structures sinon antagonistes, du moins
différentes et reflétant le contraste de nos missions. Pour ma part, si
une loi organique venait à modifier nos statuts, je n’en serais pas
marri et y verrais un grand avantage pour la clarté de nos rôles et la
lisibilité de la justice. Ce qui m’amuse, c’est de voir qu’on a fait
grand cas de cette proposition quand elle a été formulée par la
présidente de la Cour d’assises d’appel pour Outreau. J’avoue avoir
mieux compris, alors, certains comportements qui semblaient vouloir
anticiper une réforme encore virtuelle . Combien de fois, en effet,
ai-je pu sentir chez quelques magistrats du Siège une hostilité à
l’égard du Parquet et une bienveillance toute particulière à l’égard
des avocats !
On pourrait encore, dans le cadre du système existant,
mentionner telle ou telle modification utile. Je ne veux faire
référence qu’à une seule, dont la prescription me semblerait de bonne
justice, abolissant ainsi un contentieux la plupart du temps dérisoire
. La défense a heureusement le droit de demander certains actes au juge
d’instruction. Cette excellente disposition oblige le conseil à
assister correctement son client et à s’investir dans le dossier.
Combien d’avocats se plaignent, aux assises, de carences qu’ils n’ont
rien fait pour pallier avant ! Trop de juges, il est vrai, refusent
presque à tout coup d’accéder à ces requêtes par une sorte de
susceptibilité mal placée, dépensant en définitive plus d’énergie pour
justifier leur refus qu’ils n’en mettraient à accomplir les diligences
souhaitées. Pourquoi ne pas rendre obligatoires celles-ci, qui sont
rarement absurdes, parfois importantes, jamais nocives ?
Enfin, une réflexion de haute volée devrait être menée au
sujet d’hypothèses de travail qui, bien exploitées, pourraient aboutir
à d’heureuses conséquences. Ne faut-il pas tenter d’élaborer un grand
partage procédural, non pas entre les affaires simples ou complexes,
mais entre celles où l’aveu est judiciairement confirmé et les autres ?
Il est absurde, aujourd’hui, de ne tirer aucune conséquence du fait que
certains dossiers pourraient voir leur instruction simplifiée pour
aboutir très vite à l’audience ?
L’une des faiblesses de la procédure d’instruction est la
mise en examen dès la présentation au juge, alors qu’opérée comme une
conséquence des investigations, elle aurait plus de poids. Une
modification en ce sens appellerait des changements substantiels, mais
elle aurait le mérite de faire échapper le magistrat à la tentation de
s’inscrire tout de suite et durablement dans une veine "à charge " .
Serait-il également concevable de songer à l’instauration
d’une collégialité authentique, qui pourrait être saisie pour chaque
décision importante de l’instruction : mise en examen, détention
provisoire, discussion de l’ordonnance de renvoi ? Je ne suis pas
persuadé que le principe d’impartialité serait violé par une
juridiction unique se prononçant à des stades différents sur le cours
d’une procédure.
On le voit, rien ne sera facile pour la Commission jusqu’au
7 juin. Cela le sera d’autant moins qu’Outreau aurait pu ne pas être .
Dans
la procédure pénale avant Outreau, il y avait tout pour échapper à
Outreau. Le cataclysme n’était pas inscrit dans la loi, et il aurait
suffi d’autres comportements individuels et collectifs, d’un contrôle
plus affirmé, pour qu’Outreau tombe dans la justice ordinaire. Mais les
acquittés ont été si nombreux qu’on n’a pas pu ne pas les voir. Outreau
est devenu le tragique prétexte pour une réflexion politique et
collective, c’est déjà cela. La justice mise à la douleur du jour et à
la portée de tous.
Mais Outreau et ses conséquences ne vont pas nous
boucher l’avenir. On a le droit de mettre en examen, de détenir, de
condamner après Outreau. La pédophilie continue d’exister, et d’autres
crimes, et une infinité de délits. On ne va pas regarder passer le
train judiciaire, l’esprit et les bras ballants.
Ce qui fait peur
fondamentalement, c’est qu’Outreau est sorti, terrible, d’un défaut
d’excellence à tous les niveaux. Ce sont les professionnels qui ont
failli. Pas la loi. Pour Outreau, c’étaient eux.
J’espère que demain, ce ne sera pas moi .