Quel avenir pour les sciences humaines ?

par Florian Mazé
lundi 9 mars 2020

 

Dans ce petit article, nous tâcherons de montrer que les sciences humaines vivent, dans cette première partie du XXI° siècle, une crise de crédibilité et d’influence comparable à celle des sciences physiques entre 1600 et 1650.

 

Un peu d’histoire des sciences physiques : l’astronomie

L’astronomie moderne est née au XVI° siècle lorsque le très catholique chanoine polonais Nicolas Copernic s’aperçoit (il est mathématicien) qu’il est plus facile de calculer l’avènement d’une éclipse de lune ou de soleil en utilisant un référentiel héliocentrique (= la terre tourne autour du soleil). En revanche, l’Église catholique, qui gère une multitude d’établissements d’enseignement, en reste à la bonne vieille conception de l’Antiquité (Aristote), validée tardivement, au XIII° siècle, par saint Thomas d’Aquin, une conception, aujourd’hui dépassée, qu’on appelle le géocentrisme (= la Terre est immobile au centre du monde ; lune et soleil tournent autour d’elle).

Certes, astronomie n’est pas théologie, mais l’Inquisition existe depuis le XIII° siècle. Des idées scientifiques dissidentes peuvent rendre suspect d’hérésie à peu près n’importe qui. Cependant, Copernic n’a guère de problème avec l’Église romaine : il a la prudence de présenter ses travaux mathématiques comme une simple méthodologie facilitant les calculs, sans se prononcer sur la réalité de l’héliocentrisme. En revanche, il se fait traiter d’abruti par Martin Luther, l’initiateur du protestantisme. Il aurait peut-être été brûlé vif par de petits juges protestants, s’il avait vécu en terre réformée (l’Inquisition catholique n’étant pas la seule, à l’époque, à pratiquer ce genre de supplice).

 

Les choses se gâtent surtout dans la première moitié du XVII° siècle, avant un apaisement généralisé entre science et religion.

En 1600, Giordano Bruno est brûlé vif à Rome pour avoir soutenu des hérésies mais aussi l’héliocentrisme et l’infinité de l’univers (un supplice aujourd’hui nié par les révisionnistes cathos-tradis-conspis).

En 1633, pour des raisons analogues, propos hérétiques ou supposés tels, mais aussi héliocentrisme, Galilée est sévèrement menacé par l’Inquisition, mais s’en tire assez bien : officiellement condamné à la prison à vie, il finira par rentrer chez lui, probablement suite à l’intervention discrète du pape Urbain VIII, qui sous des dehors bourrus, aimait la science et avait Galilée en affection.

Du côté protestant, en fonction des fanatismes locaux, il fallait également se méfier : toute idée nouvelle pouvaient valoir des accusations – mortelles – de sorcellerie. Ce qui n’empêche pas Jean Kepler, dans un contexte très difficile, de poursuivre ses travaux, tout en rasant les murs.

En France, René Descartes, partisan lui aussi des sciences nouvelles, prendra soin, toute sa vie, de s’avancer masqué, pour reprendre sa formule désormais proverbiale.

 

La seconde moitié du XVII° siècle correspond à une grande détente entre foi et raison.

L’Angleterre impose l’héliocentrisme sous la forme magistrale des théories newtoniennes, qui sont la synthèse de toute l’astronomie précédente : Copernic, Galilée, Kepler et Descartes, entre autres. En France, c’est le règne de Louis XIV, le « Roi Soleil », qui est au centre de toute la vie politique, et qui, chorégraphe, organise des ballets où il exige que les danseurs virevoltent autour de lui. L’esprit scientifique moderne a définitivement chassé les pesanteurs religieuses des deux camps, catholiques et protestant. Et les églises des deux Europe n’y voient plus grand chose à redire.

 

L’analogie avec les XX° et XXI° siècles pour les sciences humaines.

La révolution copernicienne des sciences humaines, c’est incontestablement les XIX° et XX° siècle, où l’on assiste à un développement sans précédent, presque exorbitant de ces sciences. Subsistent les très « vieilles », issue de l’Antiquité, philosophie, histoire, géographie… Se développent toutes les autres : sociologie, économie, anthropologie, psychologie. Nul doute qu’elles trouvent des racines dans le Siècle des Lumières, et notamment dans l’anthropologie philosophique de Jean-Jacques Rousseau, pour qui l’homme est une énorme stock de culture et d’histoire posé sur un tout petit socle de nature (et non pas l’inverse comme on le croit souvent, avec le prétendu « bon sauvage » des anti-rousseauistes primaires comme des ultra-rousseauistes qui ne l’ont pas vraiment compris).

Mais enfin, c’est aux XIX° et XX° siècle qu’on verra s’imposer les trois géants : Marx, Darwin et Freud, le petit dernier – les trois penseurs les plus décriés et les plus mal compris de tous les temps, leurs partisans comme leur détracteurs les assimilant à de grotesques vulgates fantasmatiques.

Marx serait un bolchevique : or, il est mort en 1883, des années avant la Révolution russe de 1917… Darwin, un fossoyeur du christianisme, alors que rien n’est hérétique dans l’idée d’une création capable d’évolution (on dirait aujourd’hui de mutations) : mais on confond Darwin avec le scientisme néo-darwinien athéiste militant. Freud, enfin, assimilé à la débauche et aux excès de la liberté sexuelle alors qu’il était volontiers puritain.

Par ailleurs, le XX° a vu coexister trois grandes religions sans divinité, dont une est morte de mort subite, l’autre de mort lente, alors que la troisième s’accroche encore à la vie : vous aurez reconnu le nazisme, le bolchevisme et le capitalisme mondialisé néolibéral. Ce n’est pas vraiment la même chose que la dichotomie catholiques/protestants au début de l’ère moderne, mais cela y ressemble quelque peu : l’obscurantisme, l’extrémisme, la haine et les falsifications de toutes sortes, et cela dans tous les camps.

Le XXI° naissant, comme son homologue, le premier XVII°, loin d’apaiser les tensions, ne fait que les reconfigurer en les renforçant. La guerre froide, c’est fini depuis longtemps, comme ont cessé, il y a plus longtemps encore, les guerres de religion. Mais le monde se disloque aujourd’hui dans une multitude de conflits « régionaux » – où d’ailleurs l’islam à son mot à dire – qui rappellent, en pire, l’horrible, quasi-mondiale et massacrante Guerre de Trente Ans (1618-1648), ce conflit européen dévastateur, où les Ottomans n’étaient pas même absents, dont personne ne parle aujourd’hui, et qui soutient largement la comparaison avec 1914-18 et 1939-45 réunis.

Dans la première moitié du XVII° siècle, l’idéologie politique dominante portait un nom : l’impérialisme, chaque État européen cherchant à dévorer l’autre, avant que les Traités de Westphalie ne réaffirment le souverainisme. Aujourd’hui, la menace dominante, c’est le politiquement correct démocratique, droits-de-l’hommiste, bisounours, lâche et falsificateur. Et c’est bel et bien un impérialisme inversé : désormais, les « mâles Blancs dominants » sont sommés d’expier on ne sait quels crimes et de se soumettre à un sans-frontiérisme immigrationniste castrateur et totalitaire. Sinon, c’est l’accusation grotesque de « fascisme », de « droite extrême », avec éventuellement des amendes, la ruine sociale et même la prison à la clef.

 

Dans ce contexte, les sciences humaines sont dans la situation des sciences physiques à l’époque des Bruno, Galilée, Descartes ou Kepler.

Nulle Inquisition catholique désormais ne les menace. Nulle hystérie judiciaire protestante non plus. Mais c’est une autre Inquisition, une autre hystérie, l’Inquisition sans dieu, du politiquement acceptable et de la religion de l’Ouverture à l’Autre, toujours bon, quand le Même est toujours mauvais.

Alors, que faire ? C’est simple. Soit elles choisissent la transgression douce, cartésienne, en critiquant le politiquement correct avec d’infinies précautions et sans trop le dire, souvent depuis des sites internet situés à l’étranger, voire hors d’Europe. Soit, c’est la transgression plus dure, plus galiléenne, et c’est le risque de la mort sociale, de la ruine et de la taule.

Soit encore, c’est la triste, veule, lamentable, majoritaire et hypocrite voie de la collaboration avec l’ordre établi, bien systémique, bien glauque, comme cette sociologie bisounours écœurante qui nous raconte à longueur d’essais-best-sellers et de conférences pour bobos ravis que la délinquance et la criminalité ne sont qu’une fiction inventée par les « fascistes » et les « réacs » pour « faire le jeu du »…

Soit enfin – et selon moi, c’est le plus lamentable – c’est la « dissidence » complotiste, nullement dangereuse pour le système, où des analphabètes et semi-habiles ridicules vous racontent que la Terre est plate, que Kepler était sioniste, que Galilée avait un cerveau de moineau, que Darwin était rabbin parce qu’il portait un grand chapeau, que tous nos problèmes viennent du siècle des Lumières, ou encore qu’il faudrait rétablir la police des braguettes pour sauver la France et le Roy. On aura reconnu – mais ils ne sont pas les seuls – les cathos-tradis-conspis, meilleurs alliés du Système tant leurs positions sont obscurantistes, odieuses et ridicules (et c’est un catholique qui parle).

 

Et pourtant, il nous faut assumer notre sale époque.

En résumé : si mes analogies ne sont pas trop inexactes, 2000-2050 devrait ressembler à 1600-1650, avant que la science s'installe de plein droit dans la société (ce qui suppose la disparition du politiquement correct, cet avatar contemporain du religieusement correct révolu).

La différence : aujourd'hui, ce n'est pas un conflit entre sciences physiques et christianisme, mais un conflit entre les sciences humaines et le politiquement correct. Pour l'instant les sciences humaines en sont réduites à l'alternative entre une veule collaboration gaucho-mondialiste et un marginalisme extrémiste conspirationniste totalement ridicule et contre-productif.

Le souci, c'est qu'en 2050, beaucoup d’entre nous ne seront déjà plus de ce monde pour contempler la sortie de crise.

 

Illustration : revue Sciences Humaines.

 


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