Questions sur l’abolition de la prostitution

par Henrique Diaz
jeudi 28 novembre 2013

Alors que l'assemblée nationale s'apprête à voter un texte de loi visant à abolir en droit la prostitution, avec notamment un volet pénalisant les clients de 1500 à 3000 euros, un certain nombre de questions se posent pour tout citoyen soucieux du respect des droits humains, à commencer ici par ceux des prostitués et prostituées. Je partirai de la discussion d'un éditorial de l'Humanité résumant les arguments "abolitionnistes" tiré de l'Humanité, pour poser des questions qui concernent tout républicain pour qui la définition des droits de chacun est une question d'intérêt général.

Pour commencer, les quelques fois où comme tout le monde j'ai pu croiser dans la rue des professionnelles, je n'ai rien ressenti du romanesque qu'on peut voir dans certains films des années 50, j'ai plutôt perçu du glauque et de la misère. Pour autant, j'estime que ces sensations ne me donnent pas le droit de chercher à faire disparaître une activité sans demander leurs avis aux premiers concernés.

Les partisans de l'abolition comme l'éditorialiste de l'Huma semblent avoir trouvé un bon punching ball en assimilant aux fameux 343 salauds tous ceux qui doutent de l'intérêt social de ce projet de loi. Répondons d'abord qu'on peut être contre cette pénalisation, tout en étant favorable aux trois autres volets du projet de loi que sont le renforcement de la lutte contre le proxénétisme, la mise en place de mesures d'aide à la revonversion et l'abrogation du délit de raccolage passif sans pour autant se considérer avec les 343 comme propriétaire de qui que ce soit, en référence au slogan "touche pas à ma pute". Car une chose est l'exploitation et la contrainte de l'homme par l'homme, autre chose est la prostitution.

Une argumentation réactionnaire

Mais vient ensuite l'argument qui tue « Aimeriez-vous que votre fille soit prostituée et se fasse chevaucher vingt à trente fois par jour ? » et l'auteur ose alors parler comme n'importe quel imam des campagnes d'impudicité et d'indécence sur cette question qui touche à la sexualité. Entendre tenir ce genre d'argument moralisateur par un journaliste censé être de gauche a de quoi inquiéter. Combien de fois n'ai-je pas entendu ce genre d'argument dégradant chez les défenseurs de la peine de mort : et toi, tu serais encore contre la peine de mort si ta fille se faisait violer et tuer ?

Eh bien, non je n'ai pas à répondre à cette question car d'abord la prostitution ne concerne pas que les femmes mais aussi les hommes, ensuite je suis contre toute forme de sexualité impliquant des enfants, monnayée ou pas, puisqu'il ne peut y avoir de consentement éclairé chez un enfant. Le débat sur l'abolition ou non de la prostitution concerne des adultes s'engageant dans des relations qui peuvent ou non relever du consentement éclairé, seul critère acceptable de moralité laïque, en matière de relations entre adultes. Alors je ne vois pas ce que vient faire ma fille et le recours à l'émotion irréfléchie auquel cela essaye de m'amener dans un débat qui porte sur l'existence d'adultes demandant et d'autres offrant des services sexuels. 

L'autre malhonnêteté de cette question dans sa formulation est de réduire la prostitution au fait d'être prostitué (ce qui signifie forcément contre son gré et par un proxénète ou son réseau mafieux). Mais si l'existence d'une prostitution contrainte ne fait pas de doute et doit être combattue sans ambiguïté, pourquoi nier a priori que des adultes se prostituent dans le cadre du consentement éclairé ? Il existe un syndicat des travailleurs du sexe, le STRASS qui réclame pour les prostitué(e)s et tous ceux qui offrent des prestations à caractère sexuel l'application du droit commun du travail à leur cas, ni plus ni moins. Et en effet, qu'est-ce qui interdit qu'on reconnaisse la possibilité pour la personne humaine de proposer des services sexuels comme d'autres proposent leurs bras ou d'autres encore leurs cerveaux au service d'un client, voire d'un employeur ?

La question de la dignité humaine

On reviendra sur la question de la contrainte matérielle qui pousse souvent mais pas toujours à se prostituer. D'abord, quelle est cette façon de militer pour le respect de la dignité des personnes prostituées qui consiste à leur imposer ce qu'on juge bon pour elles en pénalisant leurs clients, comme si elles n'étaient nécessairement pas capables d'en juger par elles-mêmes ? Certes il y a des cas évidents où le consentement est obtenu par tromperie et par manipulation (ce qu'on appelle un dol) mais rien ne permet d'affirmer a priori qu'un adulte qui se prostitue est nécessairement en situation de soumission à un tiers exploitant pour son compte sa force de travail (car il s'agit ici de service sexuel).

Pourquoi envisager cette question sous un angle moralisateur et donc traiter la prostitution comme une façon d'être humain à part, quand les dispositions du droit du travail, qui interdisent déjà l'exercice de la contrainte sous quelque forme que ce soit pour obtenir un service, comme celles du droit pénal devraient suffire à faire respecter les droits de tout le monde ? Pour ce qui est de connaître les revenus des prostitués, l'Etat ne s'en prive pas, afin de pouvoir leur faire payer des impôts. Pourquoi cette catégorie de la population devrait nécessairement avoir les mêmes devoirs que les autres citoyens et pas les mêmes droits ?

Si comme le demandent les militants du STRASS, les prostitués avaient un statut juridique et social comme tous les autres travailleurs, ils bénéficieraient ipso facto du droit à se former en même temps que de celui d'être protégés d'éventuels faits de violence ou de menaces de violences sur leur personne. Voilà comment leur dignité serait rendue aux personnes prostituées plutôt que de les infantiliser.

Donc voyez vous, je ne peux pas savoir comment va tourner ma fille quand elle sera adulte, je ne peux savoir a priori si je serai toujours là pour la soutenir, rien ne me permet d'être absolument sûr qu'elle fera un métier dans lequel elle s'accomplira ou si elle ne sera pas contrainte pour vivre d'accepter un travail de nature réputée dégradante. Mais de savoir qu'on va avoir "aboli" le droit à la prostitution ne me rassure pas du tout quant à la possibilité pour elle d'avoir en fait à subir l'exploitation et la violence. Je serais beaucoup plus rassuré pour toutes les filles de France s'il existait un statut juridique et social permettant aux personnes prostituées de faire valoir leur droit au respect de leur dignité.

Du droit de se prostituer

Ensuite, il est évident que ce n'est pas parce que la prostitution est réputée ancienne qu'elle est légitime. Ce n'est pas parce que la peine de mort, l'esclavage ou encore l'excision sont anciens qu'ils sont légitimes. Mais ce n'est pas non plus parce que la prostitution est ancienne qu'elle est illégitime ! La sécurité peut régner dans une société sans que soit pratiquée la peine de mort, le travail permettant la richesse commune peut être fait sans esclaves, voilà pourquoi ces choses ont pu être abolies. Or, aucun pays n'a réellement pu abolir la prostitution à ce jour.

La Suède que les abolitionnistes citent en exemple n'a fait que diviser par deux en douze ans la prostitution de rue qui a pu se déplacer sur Internet, beaucoup plus difficile à contrôler par la police qu'on le veuille ou non, et aux pays limitrophes. On ne peut abolir la prostitution d'abord parce qu'elle pourra toujours être considérée comme légitime tant qu'elle se borne à des relations commerciales entre adultes consentants et dûment éclairés de la réalité comme des conséquences de leurs actes.

Ensuite, si les pulsions humaines peuvent être relativement contrôlées, la pulsion sexuelle ne peut être vécue comme mauvaise en soi si elle respecte le commun accord des personnes engagées. Tant qu'il y aura des personnes isolées socialement ou amoureusement, de sexe masculin comme féminin, et que la nature humaine restera sexuée, il y aura une demande de services sexuels. D'autre part, tant que nous sommes dans un monde dominé par le capital, tant qu'on n'aura pas décidé collectivement de faire passer l'humain avant l'argent et l'enrichissement à tout prix, alors il y aura des personnes qui pour payer leurs études, leur loyer, leur chauffage etc. auront l'idée de proposer des services sexuels comme moyen facile d'assurer la satisfaction de leurs besoins fondamentaux. Il y aura donc une offre et une demande de prostitution. Ce qu'il faut, c'est réguler ces relations par le droit et non tenter de les étouffer ce qui aura pour seule conséquence d'enfermer davantage les personnes prostituées dans la précarité et donc la dépendance.

Les clients sont-ils des violeurs ?

Aussi faire passer les clients de prostituée pour des violeurs, comme le fait Claire Quidet du Mouvement du nid, abolitionniste, comme si ce client utilisait la contrainte physique ou même morale, comme si c'était lui qui était responsable des difficultés financières ayant pu conduire certaines personnes prostituées à cette profession, le présenter comme abusant d'une position de force que lui donne son argent, c'est oublier que les clients, sont le plus souvent des personnes isolées socialement, en état de misère sexuelle et se trouvant juste en moins grand besoin financier que les prostitués (mais en plus grand besoin sexuel), des agriculteurs, des handicapés et pas uniquement des hommes d'affaires trop pressés pour s'investir dans une relation de couple utilisant les escort girls qui se monnayent au prix fort.

On les accuse de faire vivre un réseau de proxénétisme réduisant des gens à l'état d'esclavage sexuel. Mais quand on achète des habits fabriqués à l'étranger par de petites mains d'esclaves, va-t-on pénaliser les clients ? Qui est responsable de cette mise sur le marché d'habits produits par des esclaves ? Certainement pas le client mais les maîtres de ces esclaves et l'Etat qui consent à ce que de telles marchandises se retrouvent sur son territoire. Si une femme de ménage est exploitée et esclavagisée par une association de service à la personne, ira-t-on pénaliser le client qui obtient par le travail de cette femme un service dont il ne peut connaître la nature illégitime ?

Quant à dire comme les abolitionnistes que la sexualité ne fait pas partie des droits humains, cela revient à nier le droit de disposer de son corps comme bon nous semble quand on est adulte et cela relève en plus d'un déni de la réalité sexuée de l'espèce humaine. Ainsi toute pénalisation de la prostitution, du fait qu'elle repose sur une contrainte pour assurer sa survie devrait pour être juste s'accompagner d'une pénalisation de toute forme de salariat privé qui d'une façon générale consiste à offrir sa force de travail contre un revenu permettant à l'employé d'assurer sa survie et à l'employeur de réaliser une plus-value, donc d'exploiter son employé. Si donc l'on veut sincèrement abolir le risque que des gens fassent commerce de leur corps pour vivre, quelles qu'en soient les parties, au lieu de stigmatiser les prostituées et leurs clients, il faut d'abord abolir le capitalisme.

Et encore, même dans un monde débarrassé de toute exploitation capitaliste, il faudrait que les droits matériels fondamentaux de chacun soient assurés et que chacun puisse vivre de son activité. Alors chacun ferait le travail qui lui convient et on serait assuré que personne ne choisirait la prostitution par dépit, pour payer sa note d'électricité. Car il a déjà existé, avant le capitalisme d'autres formes d'exploitation de l'homme par l'homme et il peut en exister d'autres, comme l'a montré la bureaucratie stalinienne. Mais même dans un monde débarrassé de tout droit à l'exploitation, le comportement humain étant très variable sur la base de quelques fondamentaux universels, rien n'interdit d'imaginer que la proposition de services sexuels pourrait encore venir à l'idée de certains.

Donc au lieu d'emboîter le pas de la sociétalisation du parti socialiste, qui pour éviter qu'on ne fasse attention aux problèmes sociaux lance sujet sociétaux sur sujets sociétaux pour brouiller les pistes, l'Humanité ferait bien de revenir à ses fondamentaux.


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