Qui a tué l’université, ce grand corps malade ?
par Bernard Dugué
vendredi 19 octobre 2007
L’université comme à chaque rentrée fait parler d’elle. Toujours la même litanie, manque de moyens, encadrement et locaux, misère des étudiants, amphis surchargés, avec évidemment des différences locales prononcées. Mais cette année, une grande réforme a été mise en place paraît-il. Plus d’autonomie pour le recrutement, la gestion et la recherche de financements. Au vu de la lourdeur avérée de cette vénérable et vieille institution, il y a fort à parier que les réflexes et autres habitudes du système ne vont pas être balayées en quelques mois et que pour connaître l’impact de ces réformes, il faudra attendre des années, voire une ou deux décennies.
Pendant ce temps, la routine continue et le cours paisible des facs n’est troublé que par quelques faits divers et locaux. Peut-être, l’affaire Dunezat aura-t-elle eu le mérite d’attirer l’attention du public sur quelques travers affectant le fonctionnement des universités. Des histoires politiques, de gestion, des caisses noires, des étudiantes harcelées, des locaux délabrés... ? Non, rien de tout ça ! Xavier Dunezat a tout simplement démissionné après avoir été recruté comme maître de conférences, en ayant le courage et le culot de faire connaître ses griefs et ses critiques portant sur le fonctionnement ordinaire de ce monde universitaire, plus spécialement ses membres assurant la quintessence de sa mission, les enseignants-chercheurs, composés de professeurs, maîtres de conférences et ATER. En règle générale, les médias, pour des raisons obscures, sont réticents à évoquer ce genre d’affaire, mais c’était sans compter les moyens du net et le relais des blogs et listes de diffusion ayant permis à Dunezat de sortir de l’ombre et de voir son geste commenté dans un article du Monde daté du 15 octobre, faisant allusion à la lettre motivé de l’intéressé qui tout de même, relativise son courage car s’il démissionne de son poste universitaire, c’est pour réintégrer un emploi de professeur de lycée. Mais c’est quand même un sacrifice si l’on prend en compte les perspectives de carrière et le prestige associé à la fonction d’enseignant-chercheur.
Ayant reçu par mail le texte de Dunezat voici une semaine, et connaissant cette institution pour y avoir exercé quelques années (voir une bio bien fournie), je me devais de participer à l’éclairage d’un aspect méconnu de la fac, enfin, très bien connu de ceux qui y sont, mais guère relaté dans les médias car peu reluisant, dévoilant des pratiques peu conformes au sens du service public auquel on aurait pu s’attendre. Le texte est par ailleurs accessible sur un portail consacré aux sciences sociales. A lire pour un avis très bien détaillé et argumenté en cinq points essentiels.
Que retenir de ce témoignage ? Si tant est que ce Monsieur livre un tableau fidèle des pratiques universitaires (on peut lui accorder confiance, d’après les réactions suscitées sur les blogs ainsi que sur le billet paru dans Rue89), alors il faudra bien accepter de reconnaître que les difficultés inhérentes à la fac ne sont pas uniquement liées à un manque de moyens financiers. Il semble acquis que des dérives dites corporatistes ou individualistes soient monnaie courante. On pourrait aussi évoquer des comportements autocrates. Plus précisément, les pratiques déployées par les enseignants-chercheurs sont souvent finalisées en vue d’intérêts personnels et non pas subordonnées aux exigences requises pour proposer aux usagers, les étudiants en l’occurrence, le meilleur service possible. Et j’ajouterais aussi un autre point que Dunezat n’évoque qu’en filigrane, l’excellence et l’inventivité de la recherche effectuée au sein de cette institution. Voici en quelques lignes quatre points discutés dans le texte, et que je vais peindre rapidement, en prenant aussi appui sur mon expérience qui confirme le vécu de Dunezat, avec évidemment des nuances dues à la différence de spécialité et d’époque.
Premier point le recrutement. Compte tenu de la loi française, le recrutement des ES doit faire l’objet d’un concours ouvert à tous, moyennant un niveau d’étude sanctionné par un doctorat et, récemment, une inscription sur les listes de qualification. A ce sujet, cette procédure, lourde pour les enseignants et les aspirants, diligentée par le CNU, est déjà pervertie dans son usage. Dunezat n’en fait pas état, mais ce que je peux en dire, c’est que les commissions du CNU ont comme rôle non-dit d’éliminer un quota de dossiers afin d’alléger le nombre de candidatures devant être traitées par les commissions locales habilités à recruter. De ce fait, les dossiers présentés par des atypiques (qui seront les innovateurs de demains) sont rejetés. Passons maintenant au recrutement sur les postes offerts par chaque fac. Dunezat dénonce un piston. Le terme n’est pas des plus heureux car il renvoie à des pratiques banales visant à placer quelque connaissance, voire un proche de la famille. En fait, les commissions de spécialistes ont dans 8 cas sur 10 déjà pressenti l’élu selon un arrangement entre patrons de recherche cherchant à caser un doctorant ayant fait ses preuves dans une technique de recherche, tout en étant docile et corvéable. Le concours national n’est alors qu’une mascarade visant à rendre légal et ouvert un recrutement décidé à l’avance. Du coup, des candidats très doués sont recalés et d’excellents dossiers rejetés comme le souligne Dunezat. Par ailleurs, les candidats choisis sont connus pour leur aptitude à faire de la recherche normée, celle qui compte pour l’avancement des carrières et l’évaluation, mais ne sont aucunement recrutés parce que ce sont des as de la pédagogie. C’est là un problème majeur si on rappelle que l’enseignement est avec la recherche l’une des deux missions de l’université.
Cet enseignement justement, Dunezat a eu l’occasion d’en faire le tour et de souligner à travers deux points le fond de cette pratique. Les enseignants ne semblent pas avoir de la considération vis-à-vis d’étudiants qu’ils méprisent. Ainsi, les différents cours sont déterminés en fonction de convenances personnelles et non pas d’un souci pédagogique. Par ailleurs, les enseignants savent jouer de la défausse et parfois, balancer des jeunes maîtres de conférence dans des amphis pour des cours en première année, ceux qu’on sait être les plus difficiles à gérer. J’ai eu droit à ce cadeau alors que j’étais stagiaire et inexpérimenté, lancé dans l’arène en présence de 500 étudiants. Passons sur les négligences dans l’organisation des examens, le respect des étudiants, la notation et le reste, assez bien croqué par Dunezat. Complémentaire de ce point, la gestion du système est aussi dénoncée comme égocentrée et éloignée du souci collectif. C’est par exemple flagrant lorsqu’il s’agit de se préoccuper des fonds de bibliothèque afin de proposer un partage de savoir et d’aiguiller les étudiants les plus curieux vers des ouvrages passionnants. Les responsables de labo n’ont cure de participer à une activité qui ne leur procurera aucun avantage, si ce n’est celui que la conscience professionnelle accorde personnellement à celui qui s’acquitte d’une action désintéressée, mais qui entre dans la mission de service public.
Ce tableau fort peu reluisant est complété dans le deuxième point portant sur « le désert relationnel ». C’est un drôle de paradoxe. L’université est un lieu de transmission, mais les enseignants ne savent pas communiquer entre eux et entretenir un minimum de lien social qu’on croit pourtant banal tant il est répandu dans les couches populaires. Mais il semble que par un étrange envoûtement suscité par la fonction et le « désert affectif des couloirs », les universitaires se regardent en chien de faïence, pire, se détestent, s’envient, se jalousent, sont en perpétuelle conflictualité. Manque de chaleur, regards de travers ou absent, mais aussi mépris du personnel non enseignant, ceux que l’organigramme désigne comme ATOS, avec les secrétaires, les techniciens, les agents d’entretien. Jean-Fabien Spitz n’a rien d’un novice. Ce routard de la fac, philosophe du reste, a dressé un tableau accablant sur l’atmosphère délétère et démotivante qui règne au sein des facultés de sciences humaines. Ce qui paraît inquiétant, c’est le mépris affiché par certains vis-à-vis des savoirs et de toute velléité de s’investir passionnément dans les recherches. Il est mal vu d’arpenter les couloirs en ayant sous le bras un livre savant. La suite de cette recension du marasme des universitaires est exposée dans un long article, Les Trois Misères de l’université, paru en janvier 2000 dans la revue Le Débat.
Quelques remarques générales pour finir sur ce tableau que d’aucuns jugeront sombre au possible. Et en effet, l’avenir de l’enseignement dans les facs n’est guère reluisant. Les constats de Dunezat, Spitz, quelques autres et votre serviteur se complètent. On associera également, Judith Lazar étrangement oublié dans l’article du Monde qui s’est contenté de citer deux petits romans alors que cette dame, dont le conflit avec l’université a été tranché par une victoire en Conseil d’Etat contre le CNU (c’est rare, on ne gagne que rarement quand on attaque les services de l’Etat) et qui a commis un livre fort édifiant, Les Secrets de famille de l’université, paru en 2001 aux Empêcheurs de penser en rond, a été oubliée. A ce stade, une précision est indispensable. Ces faits ne doivent pas être pris comme généralités. Ils décrivent des situations qu’on trouve plus souvent dans les facs de sciences humaines que leurs homologues scientifiques. Et quelques universités relèvent de pôles d’excellence et doivent être exclues de ce sombre tableau. Il n’en reste pas moins que l’institution dans son ensemble est gangrenée par un esprit délétère et que ce qui fait défaut, c’est l’éthique, la conscience professionnelle, la passion d’un travail qu’on aurait pu croire gratifiant et intéressant, mais qui, d’après les témoignages, suscite quelques ressentiments et aversions. Est-ce un signe du nihilisme contemporain ? Laissons les disciples de Nietzsche jauger ce tableau.
Maintenant, il serait sans doute utile de penser à remédier à cette faillite de l’université. Ce qui suppose de trouver les causes de ce marasme. Elles sont complexes, entrelacées, héritées d’autres époques et de tendances actuelles où la désaffection des valeurs se répand, où chacun joue son rôle, empoche ce que la réglementation lui octroie, puis s’en va à ses occupations sans prendre souci de l’intérêt public. Le syndrome est bien ancré, depuis quelques décennies, aggravé par la massification, mais les responsables, ils existent. Ce sont les politiques qui ont ignoré l’institution, les mandarins de l’université, les présidents gestionnaires devenus notables, se servant de la fonction présidentielle comme tremplin pour un avancement, les médias qui n’ont pas pris la mesure du mal, et puis, on ajoutera toutes les petites démissions de la corporation, le jeu duplice des syndicats, les lâchetés. Contrairement à ce que croit BHL, le mal de la France ne réside pas dans son idéologie fasciste, mais dans les lâchetés ordinaires, les compromissions quotidiennes, les petits arrangements. Au bout du compte, on peut se demander s’il n’y a pas eu des connivences non organisées, des coïncidences disons, faisant que « l’amputation sociale » de l’université a été réalisée sur le terrain par cet esprit d’indolente compromission ordinaire, tout en étant projetée en haut lieu, dans quelques « instances secrètes » du pouvoir ?
Et Sarkozy, face à cette cathédrale des savoirs en ruine, il tente un ravalement, ou qui sait, une reconstruction, espérant qu’un puisse dynamiter les « mauvaises facs » comme on fait avec les barres HLM, pour construire à la place quelque usine à produire du citoyen employable dans l’économie de la connaissance.