Santé, éducation, économie, politique… Que tout change pour que ça change tout !
par Bernard Dugué
jeudi 28 novembre 2013
« Il faut que tout change pour que rien ne change ». Une célèbre formule qui en dit bien plus sur la société que les dialogues de Audiard pour tontons flingueurs livrés aux nostalgiques des jours heureux. Cette formule figure dans le Guépard écrit par Lampedusa, un roman qui raconte, au même titre que les recherches de Proust, le sort des aristocrates en plein bouleversement industriel et politique, mais en couvrant une période plus ancienne, débutant en 1860, lorsque l’Italie se transformait, d’aucuns ayant le sentiment de vivre une renaissance, baptisée Risorgimento et marqué par l’unification tardive de l’Italie (comparée à la France). L’aristocratie déclinait mais sans doute, en reprenant l’idée chère à Ellul sur la métamorphose des bourgeois, l’aristocratie ne meurt pas et se transforme. Même si elle décline, certains, assez opportunistes par temps de crise et de bouleversement, parvenant à rehausser leur position. Je me plais à rappeler une fois de plus la double signification de l’idéogramme désignant la crise en mandarin, danger et opportunité. Depuis le milieu du 19ème siècle, l’aristocratie des princes a été progressivement supplantée par une aristocratie des bourgeois, pas les petits bourgeois qu’on trouve dans les maisons cossues des villes mais des élites issues des grands dispositifs nécessitant des chefs et des dirigeants. Autrement dit les ensembles industriels, les banques et bien évidemment l’Etat, avec ses hauts fonctionnaires que Bourdieu avait rangé sous cette catégorie subtilement forgée, celle de la noblesse d’Etat.
Depuis que les sociétés de l’ère historique existent, on trouvera des chefs, puis des dirigeants, ce que d’aucuns désignent comme élites et qui progressent en nombre, statuts et diversification, au fur et à mesure que les sociétés se complexifient. Les princes régnaient sur des territoires et des hommes. Les managers de notre monde règnent sur les machines, les médias et les marchés. Revenons par exemple sur la naissance de l’Union Soviétique dans des années 20 et 30. Ce ne sont pas les prolétaires qui ont pris le pouvoir mais une nouvelle classe d’élites dirigeantes comme l’a si bien explicité le philosophe russe Berdiaev. Plus tard, cette classe s’appellera nomenklatura.
Après ces quelques lignes de perspective historique, venons-en à notre époque, bientôt 2014 et le centenaire de la Grande Guerre. En scrutant le monde et la société française notamment, on constate que les élites sont toujours aux commandes et l’on comprend quel est le concept de société qui détermine le cours des choses. Il faut cesser de gémir face à la complexité, à la toute puissance du marché, à la mondialisation, à l’opacité du système administratif et politique. La logique sociopolitique du système est simple dans ses généralités. Après, bien sûr que le monde est complexe et que la production d’un avion de ligne nécessite une chaîne de compétences extrêmes Et c’est pareil pour la plupart des biens incorporant de la haute technologie. Vous n’êtes pas plus à l’aise avec les écotaxes, les niches fiscales, les TVA, la CSG et les autres retenues ou exonérations si bien que l’équité des prélèvements publics est d’une opacité croissante. Mais on sait à qui tout cela profite.
En gros c’est simple. Le système est composé d’un premier ensemble, celui des élites dirigeantes et de l’hyper classe, ces deux catégories cumulant plusieurs « avantages », position professionnelle, vie sociale, revenus conséquents, patrimoines élevés, offres de service haut de gamme. Il n’est pas nécessaire d’être dirigeant pour appartenir à l’hyper classe. La chirurgie esthétique, la galerie d’art, la chanson, le coup de pied dans un ballon, l’écriture à succès, la comédie devant un réalisateur… permettent d’accéder au niveau de l’hyper classe. Cette élitocratie représente entre 2 et 10 % de la population. Le choix du chiffre, entre 2 et 10, n’est pas le résultat d’un calcul mais d’une convention sur les critères qui permettent de classer les individus. On peut par exemple convenir d’un revenu mensuel de 6 000 euros, ou de 15 000. Ces élites sont les premiers bénéficiaires du progrès et voient leur revenu et patrimoine s’accroître en moyenne. Retraites haut de gamme assurées. Mais pour continuer à prospérer et profiter des choses du monde, il faut une catégorie sociale qui assure l’intendance comme on dit. Et c’est le second groupe
Le second ensemble correspond grosso modo aux classes moyennes, scindée en trois avec les classes moyennes supérieures et les classes moyennes inférieures (que les statisticiens placent dans les classes populaires). Dans la réalité, ces classes permettent au système de fonctionner. Il y a les médecins de ville, les hospitaliers, les infirmières, les professeurs, les chercheurs, les ingénieurs, les techniciens, les ouvriers très qualifiés, la plupart des fonctionnaires, mais aussi des agriculteurs, des artisans. Cet ensemble est assez vaste, en nombre et en diversité. Sa particularité est d’être très protégé, ou bien protégé, selon que l’on travaille pour l’Etat ou pour un grand groupe. Après, il y a pas mal de situations rendues incertaines ; travailleurs dans des entreprises en difficulté ou alors artisans et des agriculteurs placés au bord de la faillite. Dans les classes moyennes figurent les retraités qui pour une bonne majorité, ont de quoi vivre correctement ou mieux encore, avec la possibilité selon les revenus et la générosité d’aider les enfants. Ces catégories font l’objet de toutes les attentions de la part des élites qui l’ont bien compris car elles en dépendent ; les dispositifs étatiques accompagnent ces travailleurs avec les chèques restaurant, les chèques vacance, les crèches, les mutuelles et d’autres petits avantages. D’un autre côté, les taxes et les impôts reprennent souvent ce qui a été donné d’une autre main.
Et maintenant, le troisième ensemble, celui des classes inférieures (populaires disent les sociologues), qui inclut diverses populations, certaines recevant le RSA ou l’AAH, d’autres étant intérimaires, ouvriers peu qualifiés, habitués des CDD, ou de Pole emploi, ou travailleurs à temps partiel et puis les SDF. Bref, on peut aussi parler de déclassés et même de sous-citoyens. Cet ensemble comprend entre 20 et 40 % de la population. Comme plus haut, ce n’est pas le calcul mais le seuil qui définit ces classes qui incluent évidemment ceux que la classification officielle place sous le seuil de pauvreté. Cet ensemble a considérablement évolué depuis 40 à 50 ans. D’abord en nombre. Disons que de 1963 (époque des tontons flingueurs) à 1983 (époque de la rigueur et du Tonton flingueur), la pauvreté a été réduite, ensuite elle n’a fait que croître jusqu’en 2013 malgré une croissance modeste mais soutenue de l’économie. En âge aussi des changements bien visibles. Il y a 50 ans, les vieux et ce qu’il restait de paysans constituaient avec les ouvriers le grand corps des gens pauvres. Maintenant, une inversion de génération s’est produite si bien que les jeunes en précarité sont devenus une grosse composante au sein des classes pauvres. La bienveillance modérée de l’Etat ajoutée aux solidarités familiales et aux débrouilles font que les dégâts sociaux liés à la précarisation sont largement atténués. Hélas, au vu de la crise structurelle (et non pas conjoncturelle) du système, il n’y a pas d’amélioration en vue à moyen et même long terme, c’est-à-dire dans une perspective à trente ans. Pour un optimiste, le merdier social va durer des années, pour un pessimiste, la situation est grave et elle va s’aggraver. Il est évident qu’un bénévole des restos du cœur n’a pas la même appréciation qu’un statisticien dans un bureau parisien.
(Une petite précision. Il faut garder à l’esprit le côté généralisateur des statistiques qui masque la diversité des situations. Un retraité propriétaire de son logement avec 900 euros par mois plus une mutuelle moins les exonérations de taxe d’habitation vivra mieux que l’employé dans une TPE avec 1500 euros, sans mutuelle, un loyer de 600 euros à payer et la taxe plein pot avec l’impôt sur le revenu).
En gros, les classes inférieures assurent un grand nombre de tâches ne nécessitant pas un haut degré de qualification tout en servant d’ajustement en terme de masse de travail selon les besoins locaux ou temporaires. Ces classes inférieures travaillent pour assurer biens et services pour les classes moyennes qui vivent avec un niveau standard. Lesquelles classes moyennes assurent le fonctionnement complexe du système permettant aux classes aisées de vivre superbement. La mondialisation a fait que les classes prolétaires des pays émergents permettent de produire des biens achetés par nos classes inférieures et moyennes alors que dans le même temps, nos classes moyennes produisent des biens de consommation vendus aux classes bourgeoises des pays émergents et à leurs élites. Des Audi à 50 000 euros, du cognac et des sacs Vuitton pour les riches Chinois, des Airbus pour faire voyager les Chinois, et puis des pompes à 15 euros et des robes à 10 euros venues de Chine ou du Bangladesh et achetées par les Françaises aux bas revenus.
Après ce portait socioéconomique, on peut réfléchir et se dire que le développement contemporain est mal ficelé ou alors, que les Occidentaux sont plutôt idiots car c’est franchement con que tous ces progrès culturels, scientifiques, technologiques, ne permettent pas à tous d’améliorer leur quotidien. Quelque chose d’essentiel est chibré dans le logiciel humain. Des millions de Français n’accèdent pas aux soins. Nombre de professionnels de santé s’en mettent plein les poches avec la complicité des mutuelles. Les normes et la bureaucratie de Bruxelles ajoutées aux lubies technocratique des allumés écologistes pèsent sur l’aspiration à une existence plus agréable. La crise serait derrière nous disent les gouvernants. La vérité est tout autre. L’enfer risque de commencer. Difficile de faire la part des choses entre les infos et les vécus. N’empêche que ce père de famille qui jette son môme de quatre ans du haut d’un garage, puis le fracasse contre le trottoir à plusieurs reprises, ça interpelle, avec tous ces infanticides qui n’ont pas l’air d’inquiéter la gente médiatique. Les mouvements d’humeur et de colère sont filmés. Ils ne sont qu’une écume car dans les conversations, on peut entendre beaucoup de gens sont à bout, avec un phénomène de plus en plus important, celui de la pression au travail. Il y a les cadres surmenés, il y a les employés harcelés par des cadres pas forcément surmenés, il y a les narcissiques et les pervers, il y a une décomposition morale généralisée, une violence sociale grandissante et finalement, le ras-le-bol est généralisé. Le système n’est pas au bord de la rupture mais il pourrait s’en approcher. Il est devenu intenable. Mais les fous rêvent de développement durable.
Le mot d’ordre des élites est le même, il faut que tout change pour que rien ne change (pour leur situation). Alors, ils appellent cela la réforme et en appellent à la rigueur. Dans trente ans on en sera au même point. Les imprimantes 3D n’y changeront rien. Après, on peut aussi imaginer que tout change afin que ça change pour tous. En ce cas, il faudra tout remettre à plat. Osons un projet révolutionnaire. Un revenu citoyen complémentaire, une retraite de base pour tous, la suppression des mutuelles, une médecine publique bien remboursée quitte à laisser la place à une médecine pour riches. Suppression de la réforme Peillon, suppression du Sénat et du Conseil économique et social, suppression de la légion d’honneur, abolition des niches fiscales, suppression du mille-feuille administratif, des conseils généraux, fusion des communes, et à l’échelle européenne, nouveau statut pour la BCE et possibilité de lever une planche à billet, suppression des règles bureaucratiques, de la taxe carbone et puis, et puis… les écolos enfermés dans une cage à Medrano et la mafia républicaine sous les verrous ! Bref, c’est d’une révolution dont les Français ont besoin s’ils veulent tour changer.
Mais, je doute du bien fondé d’un tel projet car en me relisant, je n’y vois pas apparaître clairement l’exposé d’un nouveau rapport au monde, condition sine qua non pour une sortie du piège moderniste ou nous nous sommes placés. Et si par « miracle » un nouveau rapport au monde devait voir le jour et être partagé par le plus grand nombre, je crois, sans être certain ni élitiste, que ce mouvement sera initié par des gens ayant une position plutôt élevée. Mais ce n’est pas évident. Je vois mal les journalistes, les scientifiques, les médecins, les banquiers, prêts à abandonner leurs envies matérielles pour un monde inédit « tourné » vers Platon plutôt que Thucydide (les lecteurs familiers de Strauss savent ce à quoi je fais allusion). Je vois plutôt ces élites contenir le malaise social par divers traitements et notamment un dispositif sécuritaire élargi et assez drastique.
Pour conclure, je préfère l’ouverture et laisser la place à toutes les possibilités. Avec des évolutions propulsées par le « peuple » ou les « élites », avec deux options, maintien ou changement de rapport au monde. L’option 3, peuple sans changement de rapport au monde, ressemble à une révolte d’inspiration marxiste. En face l’option 1, domination des élites, sécurité, asservissement, incorpore quelques éléments sociopolitiques du nazisme. Les deux autres options, avec changement de rapport au monde, sont inédites mais assez séduisante. La logique sera un peu différente. Top down ou down up. Des élites vers le peuple ou du peuple vers les élites. C’est juste une question de circulation d’information. Le peuple a plus de moyens démocratiques car il est majoritaire ; les élites ont plus de moyens médiatiques car ils occupent les médias. Les arbitres pourraient être les philosophes.
A prendre en considération les études sur les valeurs et celles de Lasch sur le narcissisme et la décomposition des élites aux Etats-Unis après 1980. A noter aussi la complicité entre les élites et les classes inférieures plutôt soumises car dépossédées du savoir. Le pivot du changement, ce sera les classes moyennes. L’avenir risque d’être passionnant, intéressant, peut-être tragique aussi. Le destin de l’Occident est dans le renouveau spirituel, intellectuel et culturel, adossé à une nouvelle conscience. Le monde technologique s’offre aux « joueurs ». Le jeu n’a jamais rendu heureux, tout au plus offre-t-il des instants de joie et parfois de l’amertume. A bon entendeurs !