« Sens de l’effort et premier de cordée ». De Coubertin à Macron, 130 ans d’idéologie du sport

par Clark Kent
samedi 19 janvier 2019

Les cérémonies d’ouverture des Jeux Olympiques et l’audimat des Coupes du Monde de Foot ne laissent aucun doute à qui en aurait sur l’impact des événements sportifs dans notre vie quotidienne.

Les grand-messes, dans lesquelles la communion des fidèles est synonyme de milliards d’euros, répondent à trois objectifs :

Il ne faut jamais oublier que les Jeux olympiques de 1936 à Berlin et les Coupes du Monde de Football à Mexico en 1970 et en Argentine en 1978 ont eu lieu au milieu d’atrocités commises par les dictatures militaires du Brésil et d’Argentine.

Les pouvoirs enchanteurs des grandes réunions internationales exacerbent le nationalisme, la xénophobie et le chauvinisme. Le spectacle sportif de masse diffusé à la télévision a pour but de renforcer le prestige national et la reconnaissance internationale, mais ses intentions ne sont pas toutes aussi nobles : l

sont les intentions cachées d’un programme qui ne dit pas tout.

L’hégémonie de l’idéologie sportive dans la culture a une longue histoire.

L’un des pères fondateurs de l’idéologie sportive, Pierre de Coubertin (qui, lui aussi, avait fait ses études chez les Jésuites), attribuait au sport des attributs et des vertus transhistoriques et prétendait restaurer les idéaux de "loyauté", "d'honneur", des vertus des Jeux Olympiques d’une antiquité grecque largement fantasmée et idéalisée. Il s’agissait selon lui de doter le sport moderne du potentiel humain nécessaire à l'harmonisation des tensions entre les peuples, à l'unification et au maintien de l'ordre national. Rien de moins.

Coubertin avait eu connaissance de l'initiative éducative mise en œuvre par Thomas Arnold, en Angleterre, structurée en éducation sportive pour les athlètes entraîneurs et en éducation morale pour les enfants, et il souhaitait développer ce « modèle » fondé sur le « fair-play » et le « respect des règles » (fixées par qui ?) pour assurer en France une paix sociale qui lui paraissait moins ancrée chez ses compatriotes qu’outre-manche où les vertus du cricket et de l’« understatement » lui apparaissait comme un ciment social supérieur au catéchisme et alternative souhaitable à ses yeux aux charmes du « temps des cerises » ou de l’« internationale ».

Selon Coubertin, le développement du sport devait apporter à la population en plein exode rural une meilleure santé et une réponse aux problèmes posés par le développement urbain et industriel. Il ne visait pas seulement la préparation de travailleurs plus robustes, plus résistants et en meilleure santé, afin d'accroître la productivité, mais il considérait également que le sport était un facteur puissant de stabilité sociale. Lors d’une visite aux États-Unis en 1889, il avait été impressionné par l’encouragement à la pratique de la boxe qui avait pour but de diminuer la violence dans les quartiers les plus problématiques.

Sans doute doté d’un idéalisme inoxydable, il semblait convaincu du fait que le sport était un élément d'apaisement des intérêts divergents et conflictuels entre la jeunesse nantie et la jeunesse populeuse, que c’était l’outil rêvé pour améliorer les relations entre les différentes couches sociales et favoriser une collaboration plus efficace.

Depuis, cet idéalisme n’a jamais connu de déclin, et s’est trouvé renforcé et amplifié dans le sport moderne, à travers les techniques d'entraînement sportif où l'homme est assimilé à une (belle) machine dans laquelle les processus vivants sont transformés en processus énergétiques et économiques de production, le corps étant entièrement planifié et déifié.

A travers la révolution scientifique et technique, le corps est entré dans l’ère technologique, l’ère des machines industrielles. Le corps est devenu lui-même un objet de cette révolution. Parallèlement au développement industriel et à l'urbanisation qui a continué après Coubertin, le sport moderne s'est développé en intégrant à ses pratiques les apports de la révolution scientifique et technologique. Avec l'avènement et l'expansion d'instruments technologiques ultramodernes, les sports ont bénéficié de contributions qui ont facilité leur expansion.

Avec la standardisation des instruments de mesure, des critères peuvent être étendus à d’autres groupes, dans d’autres régions, permettant d’encoder les objectifs de chaque sport, pouvant être partagés entre des groupes distants, dans des pays différents, une image de partage et de fraternité dont la mondialisation a bien besoin.

Or, s’il y a bien eu un changement social dans le sport à travers les valeurs développées par la société technicisée, la valeur décisive qui domine notre époque est toujours celle du succès qui serait dû avant tout à la compétitivité, d’où les métaphores présidentielles évoquées dans le titre de l’article. Il s'agit toujours de rechercher le meilleur moyen d'obtenir un résultat donné. La technique est avant tout un espoir calculé de succès et de victoire. Considéré à l'origine comme un jeu, le sport constitue aujourd’hui l'idéal du gain.

Les sports modernes, en s’appuyant sur la notion de « record » comme titre de référence, justifient et renforcent dans la société la structure hiérarchique inhérente au modèle sportif, en se faisant passer pour une institution concrète proposant une coopération fraternelle, ce qu’elle n’est pas.

La hiérarchie corporelle correspond à l'institution des rites de passage, au regroupement par niveaux de compétence et à la déification des champions, de l'élite des corps entraînés. Le sport est le parangon d’une pyramide sociale basée sur la hiérarchisation de performances comparables à des mesures objectives, structurées selon le modèle concurrentiel. L’image du champion est la référence absolue qui incarne l’idéal sportif, en tant que moteur même du développement de la technique sportive. Fondé sur un système objectif de mesures et d'entraînement normalisés, le champion sportif définit les images du corps avec lesquelles la masse doit s'identifier.

Le sport joue aujourd’hui le même rôle que jadis la famille et la religion dans la construction d’une personnalité et, en particulier, dans l’acquisition du « respect des règles ». L'image corporelle est un une projection sociale permettant l'imbrication entre l'organisme d’un individu et le corps social conçu sur un modèle.

En constituant des modèles idéalisés et éloignés de la réalité, les médias finissent par concevoir des modèles auxquels les individus ne peuvent pas s’opposer. L'identification n'est plus personnalisée ni médiatisée par la figure paternelle, mais par des figures collectives d'autorité et d'efficacité fournies par l'industrie culturelle.

Pour l'ordre établi, la violence réglementée par l'activité sportive est acceptée comme un fait inhérent aux compétitions. Il ne vise pas le défi social et ne met pas en péril les normes socialement établies.

Si le sport est fondé sur le développement de corps « forts et sains », il détourne en même temps l'individu des menaces que représente l'absence de contrôle de ses pulsions en dissimulant la répression nécessaire à leur perpétuation. La construction de corps rigides et l’éducation pour résister à la douleur corporelle poussent l’individu à accepter de manière irréfléchie le refoulement. L'objectif prôné d '« être dur » s’accompagne de l'indifférence face à la douleur en général, la douleur de l'autre ou la douleur de soi. Celui qui est sévère avec lui-même acquiert le droit d'être sévère envers les autres.

Cette recherche de l’indifférence face à la douleur est l’une des caractéristiques du manipulateur. Une personnalité autoritaire qui développe une tendance à traiter les autres comme une masse amorphe, « ceux qui ne sont rien », traite tout ce qui existe comme un objet.

La résistance à la douleur, « aller à la limite » et même dépasser les limites incitent l'individu à une éducation visant à éliminer ce qui pourrait encore représenter des traces d'humanité. L’éloge du « sens de l’effort » et la propagande de l'homme actif, celui qui se donne la peine de traverser la rues, se développent sur un terreau de préjugés et de violence. Ce genre de manipulateur est le résultat d'une conscience réifiée : au début, l’intéressé se laisse réduire par son mentor à être sa chose puis, en y parvenant, il fait des autres des choses. Il se présente et se considère non seulement comme un produit réussi du système, mais aussi comme un exemple, une réduction méthodologique du réel.

C’est à la capacité à produire des performances que le système sportif s’intéresse, et non pas à la personnalité concrète des individus, de la même manière que les travailleurs ne sont pas des hommes, mais des agents qui assument une fonction, une place dans le processus de production. Notre système économique est un mode de production dans lequel des individus concrets sont remplacés par des agents abstraits, des nombres, des porte-parole, des relations de production.

La performance sportive correspond, dans le monde du travail, au même processus de dépersonnalisation qui prive l'individu de ces attributs qui pourraient encore conférer une trace d'humanité. L'individu réduit par le système productif au potentiel reproductif de la main-d'œuvre et, dans le système sportif, à sa capacité à produire des performances, succombe à des processus d'adaptation régressifs.

L'organisme d'exécution correspond à la réduction de l'individu aux attributs nécessaires à la promotion de la cohésion sociale. Le corps performant, modèle sportif idéal, pousse l'individu vers une conformation non contestée à la réalité sociale. La hiérarchisation basée sur la performance corporelle indique une adhésion irréfléchie à l'ordre social qui, à travers ses produits culturels, favorise la violence et la domination de ceux qui sont considérés comme physiquement aptes par rapport aux plus faibles et aux moins qualifiés.

Au contraire, les perspectives critiques, les actions et les manifestations de « colère » par une « foule haineuse » ouvrent la possibilité de remettre en cause l’édifice inégalitaire et injuste que représente la pyramide.


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