Société des marionnettes en 2007
par Bernard Dugué
lundi 25 juin 2007
Beaucoup ont fait un parallèle entre 1981 et 2007. C'est légitime. Les élections apportent parfois le sentiment de temps qui changent, de ruptures avec le passé. Pourtant, il semblerait qu'en 1981, cette impression était plus accentuée. La raison étant d'une évidence telle, qu'on ne la voit plus. Il y a 26 ans, la gauche parvenait au pouvoir pour la première fois depuis la fin de la guerre. Alors qu'en 2007, c'est une droite décomplexée certes, mais sans réelle nouveauté idéologique, qui va gouverner. Mais au fait, les élections sont-elles le signe de temps qui vont ou qui ont changé ? La décomplexion de la droite est consécutive de cinq ans de labourage des sarkozystes. Dans le même ordre d'idée, l'élection de Mitterrand intervient après quelques années de gauchisation de la société, dans le sillage des années Pompidou et Giscard. Les médias ont joué un grand rôle. La question qui se pose est-elle de savoir qui gouverne et comment ou bien dans quel type de société nous vivons ? C'est certain, un philosophe comme Foucault aurait choisi la seconde option.
A la fin des années 1960, Guy Debord publia un livre devenu culte dénonçant la société du spectacle, autrement dit la société qui produit des marchandises et se fond avec, devenant elle-même marchandise. L'œil avisé a trouvé dans ce constat un plan de coupe qui n'épuise pas l'analyse de nos sociétés contemporaines. Baudrillard empruntera un chemin similaire, avec quelques détours originaux. Gilles Chatelet enfonçe le clou avec un autre livre, Vivre et penser comme des porcs, lui aussi devenu culte quoique avec moins de visibilité médiatique. Et maintenant, en 2007, comment pourrions-nous trouver un plan de coupe tout aussi original que la société du spectacle ? Un plan décrivant quelques tendances actuelles.
Les sociologues vont faire des enquêtes sur le terrain ; Guy Debord était dans le terrain, avec quelques potes et quelques bouteilles, le tout arrosé de saines lectures, Marx, Hegel... De nos jours, le Net est un lieu où les gens se livrent, se lâchent parfois. L'observation des commentaires placés sur les forums, les articles des grands quotidiens mis en ligne, les billets d'Agoravox, les blogs, célèbres ou confidentiels, voilà une bonne matière pour sonder la société d'un point de vue non statistique mais plus qualitatif. Quelques-uns auront sans doute remarqué les catégories où se classent les commentaires. La plupart dévoilant le désir de parler, de s'exprimer, de se défouler, de se faire plaisir en brillant d'une subtile mais éphémère originalité, mais parfois des intentions de nuire, d'exprimer force ressentiments et, très souvent, des banalités. La forme dévoile le contenu, voire même une absence de contenu. Je me suis aperçu que les commentaires politiques sont parfois argumentés et précis, cela arrive, oui, surtout sur Agoravox. Par contre, la grande majorité des interventions relèvent du commentaire sportif. Les gestes, phrases et attitudes des politiques sont analysées en terme d'esthétique, de beauté du geste, de tactique de jeu, avec une analyse d'ensemble incluant les caméras des médias, les commentaires des journalistes professionnels, les arbitrages, les règles, instaurées, bafouées, les phrases et les dialogues prise comme des phases de jeu avec des passes, des tacles, des mauvais gestes, des crachats sémantiques, des insultes, des hors-jeu... Bref, le superbe engouement des Français pour la politique en 2007 ressemble plutôt à une sorte de Mundial joué sur quelques mois, avec deux équipes favorites, deux capitaines, deux outsiders dont l'un est arrivé troisième avec un bon score. Bien peu d'analyse de fond sur des enjeux de société.
Ainsi s'est dévoilée, avec la complicité du Net, la société des marionnettes. Qui sont ces marionnettes ? En fait elles représentent les citoyens réactifs qu'on opposera aux citoyens actifs et inventifs. Les marionnettes réagissent aux spectacles offerts par les politiques, un peu comme les supporters chantent, applaudissent, sifflent, en réaction au jeu sur le terrain, puis prolongent le plaisir au café, lors de discussions entre connaisseurs, non sans avoir consulté les avis du journal L'équipe. La différence est que le lien est plus complexe, les réactions sont diffuses sur la Toile. Mais le mécanisme est le même. Tout se passe comme s'il y avait des fils entre le spectacle, ses politiciens, commentateurs, médiarques et les citoyens qui réagissent comme s'ils étaient mus par d'invisibles fils entremêlés. La ruse du spectacle est de faire croire que le jeu est équitable, que les citoyens peuvent tirer les fils et imaginer les politiques comme des marionnettes leur obéissant. Et réciproquement, quoique les gens du pouvoir sachent mieux où sont les ressorts et les fils de la société.
Cette idée de ressorts et de fils, elle existait déjà chez Montesquieu qui avait écrit de belles pages sur ce sujet. Plutôt que de fil, il parlait de rouages, de réactions individuelles mystérieusement coordonnées, comme si un horloger avait créé les rouages de la société. Donc, que dire ? Pas grand-chose. On découvre à nouveau ce qui constitue un trait important des sociétés modernes. Ce jeu de marionnettes qui s'agitent et réagissent mais n'inventent pas, du moins dans le jeu politique. Surtout à l'échelle de la politique nationale et internationale où les citoyens semblent démunis, n'ayant d'autre issue que de réagir, de s'agiter dans les meetings, de causer dans les réunions de cellules pour les militants, de commenter dans les cafés et les lieux de discussion sur le Net.
Une élection présidentielle, disait Villepin, c'est la rencontre entre un peuple et un homme. Ce serait plutôt un accrochage entre des marionnettes et un marionnettiste. Le scrutin valide le plus grand nombre de fils à la majorité universelle. C'est triste et désespérant ? Non, les marionnettes sont contentes, en majorité. Le marionnettiste aussi, il peut continuer à jouer sa partie, à en devenir ivre parfois. Ainsi se dessine la nouvelle société du spectacle. De tous temps, la société fut en action et en représentation. Le gouvernement agit, les travailleurs travaillent, dans le privé ou le public. Les médias assurent une fonction représentative. Ne pouvant exercer leur pouvoir et leur influence, leur volonté sur le système politique réellement efficient, les citoyens deviennent spectateurs et marionnettes, ou figurants, croyant tirer une partie des ficelles du monde.