Suicide ou rédemption, dégradation ou régénération de l’humanité au 21ème siècle

par Bernard Dugué
mardi 23 octobre 2012

 Où va le monde ? Quelle est la voie prise par l’Occident en ce début de 21ème siècle, pour autant que l’on puisse déceler une voie et la définir avec des contours précis ? Difficile de répondre à ces questions mais une chose est certaine, c’est que la planète dans son intégralité est occupée avec des densités contrastées par le développement industriels et la mise en place de réseaux de toutes natures, sociaux, communicatifs, financiers. Il est tout aussi certain que le monde industriel est en crise depuis qu’il a émergé en Europe, ce qui ne l’a pas empêché de prospérer, ni de se perfectionner et s’amplifier, inondant la planète de marchandises diverses avec des produits de plus en plus perfectionnés. L’Occident semble s’être dissout dans le monde depuis que les pays émergés comme le Brésil et surtout la Chine viennent taquiner les chiffres du PIB. En scrutant attentivement les pays, on s’aperçoit qu’aucun ne peut se targuer d’être en parfaite harmonie, avec des rapports sociaux équilibrés et nulle trace de crise, visible ou latente. Depuis 2008, l’Occident est secoué par cette crise à l’origine financière mais qui en fait, se trouve être sociale et fut amplifiée depuis la faillite de la banque Lehman Brothers. Ces événements ne sont peut-être que dans le prolongement d’une longue histoire de l’humanité dont les traces saillantes ont commencé à émerger quelques siècles avant notre ère. Néanmoins, malgré ses 10 points de croissance, la Chine pourrait bien elle aussi être secouée par une crise, non pas financière mais disons anthropologique. Où va « l’humainité » se demande-t-on.

 

L’un des penseurs les plus pénétrants pour expliquer et décrire la crise du monde moderne fut René Guénon. Mais si ses analyses sont pertinentes, sa quête d’un Orient régénérateur semble vaine car les civilisations qu’il désignait comme contemplatives ou intellectuelles ont montré elles aussi des signes de déclin et de décadence qu’on trouve chez nous en Occident. Peut-être que ce qui distingue les civilisations d’Orient repose sur une temporalité plus mesurée, accompagnée d’une préservation de traditions authentiques. Alors que l’Occident aurait subi une dégradation dans les valeurs et le religieux. Cette piste mérite d’être parcourue afin de déceler quelques signes d’une humanité face à deux chemins, la voie haute vers la spiritualité, les valeurs, la transcendance et la création, ou bien la voie basse, celle de la dégradation, avec des vices et des passions déviantes conduisant les sociétés vers le chaos et la ruine des âmes. Le sort des sociétés et des civilisations échappe à la fois à l’entendement et à la maîtrise ; il ne peut se comprendre sans répondre à cette question sur ce qu’est l’homme, ce qu’il peut devenir et ce qu’il doit faire. Une vue d’ensemble conduirait à concevoir les ensembles humains comme des entités capable de produire de l’organisation, des œuvres, des systèmes politiques, des formes culturelles et cultuelles, mais à une condition, celle de respecter des règles communes tout en s’imposant des contraintes et notamment celles visant à cultiver la vertu et se soucier de soi et des autres. A l’inverse, l’homme est aussi tenté par la pente, la démesure et bien d’autres voies l’amenant vers la déchéance pour ne pas dire la chute, si bien que l’histoire des civilisations doit inclure un processus général de dégradation, voire de déperdition. Ce processus est le fond de la thèse de Guénon selon lequel la déperdition spirituelle, ontologique et cosmologique de l’Occident se serait produit au moment de la Renaissance, lorsque les choses ont finit par prendre comme référentiel l’homme et non plus le cosmos.

 

Machiavel décrit dans le Prince cette transition par laquelle Dieu aurait laissé les clés de la cité aux princes. A moins que, chose plus certaine, les princes ne se soient attribués ces clés, étant entendu que Dieu gouvernait mais sans utiliser de clés. Cette perte de référentiel cosmologique et transcendant a suscité nombre de réflexions politiques modernes, avec la figure décisive de Hobbes. Comment faire tenir ensemble des hommes sachant qu’ils sont voués aux passions, ambitions et parfois perversions. C’est en gros le ressort du Léviathan ; instance formelle censée représenter un référentiel au-dessus des hommes. Le siècle suivant, celui des Lumières, saura lui aussi « bricoler » un référentiel transcendant, celui du grand architecte, vénéré dans les loges maçonniques qui fourniront nombre de personnalités habilitées à régenter et gouverner des Etats modernes qui se cherchaient alors. Et toujours ce marronnier récurrent pour les philosophes guéris de l’optimisme béat, celui de la dégradation, de la corruption, thème éminemment parcouru par Rousseau. A la fin du 19ème siècle, quelques penseurs voyaient la décadence s’étendre alors qu’au début du siècle suivant, un Spengler énonça avec fracas la thèse du déclin de l’Occident, suivi par la crise de la modernité tracée par Guénon et finalement, l’affrontement cataclysmique des nations européennes en 1939, événement qui ne pouvait que légitimer les thèses de Spengler et Guénon.

 

Les années qui ont suivi la guerre ont été marquées sous le sceau de la régénération de l’Occident ou du moins de la conquête d’un certain ordre social fondé sur l’économie et les libertés. Même si les crises et autres problèmes n’ont jamais disparu, nul ne contestera que dans les années 1960 et 70, les pays occidentaux se portaient mieux qu’en 1930. Deux raisons à cela. D’abord le succès de l’industrie qui apporta une prospérité sans précédent mais dieu sait si la marchandise porte son cortège de désillusion et autre fétichisme ensorcelant. Ensuite, les sociétés occidentales des années 1960 ont reposé sur un ensemble de valeurs partagées, responsabilité, souci de l’autre, droits de l’homme, vertus diverses, avec un socle transcendantal fait d’espérance, de conscience républicaine et de sens de l’Etat, socle partagé par une majorité d’individus, du travailleur basique aux plus hauts dirigeants. Les fondamentaux érigés au cours des 18ème et 19ème siècles ont permis une certaine paix sociale doublée d’une croissance économique pendant cette mythique période des trente glorieuses. Mais quelque chose de faux et d’artificiel semblait émerger et troubler le subconscient d’une jeunesse disposée à mordre dans l’avenir au lieu de se faire bouffer par le système. D’où des mouvements sociaux dans le monde moderne et un mai 68 que les politiciens de droite accusent de tous les maux sans avoir compris que cette fronde était nécessaire pour révéler le caractère « faux » de cette société qui semblait s’ennuyer selon les termes d’un fameux éditorial du Monde.

 

Avançons un peu pour dessiner rapidement le tournant des années 1980 dont nous sommes tributaires actuellement. En quelques mots, narcissisme, individualisme, carriérisme, perte des valeurs, corruptions diverses, incivilité, perte d’identité, dégradation de la morale, effritement de la conscience professionnelle, frivolités culturelles, amusements et parcours ludiques. La société des années 2000 n’est plus celle du monde d’avant 1970. Au temps de Kennedy, les managers avaient un souci de la société. Les capitaines d’industrie influençaient la politique. Ce temps est révolu. Les managers sont devenus des carriéristes et se foutent de la société tant que l’ordre politique leur permet de réussir leur parcours professionnel et individuel. Le narcissisme est antagoniste du sens de la responsabilité et du souci de la collectivité. Voir les études roboratives de Lasch. Rien à y ajouter.

 

Après l’ordre adossé au cosmologique et l’ordre moderne réglé par des transcendantaux construits à partir des immanences, le nouvel ordre social ajusté au monde individualiste repose sur la surveillance, les technologies de contrôle et la police. Alors que le sens de l’existence est fourni par les technologies et un système ressemblant à un jeu (une jungle ?) dont il faut respecter les règles et dont les lois peuvent être transgressées sans perte par ceux qui moyennant un calcul financier, mettent en balance gains frauduleux et procès tarifé avec pénalité et honoraires d’avocats. Et ce, jusque dans la sphère politique. N’entend-on pas dire que des maires préfèrent payer des pénalités plutôt que de respecter la loi réglementant le pourcentage de logements sociaux sur la commune. On se méfiera tout de même des trompe-l’œil et du avant c’était mieux. La peur du radar a supplanté la peur du gendarme. Dans les années 70, on dénombrait 15 000 morts sur les routes, 4000 dans ces années 2010 où les instruments pour écouter, transmettre, communiquer, sont en accès facile. Mais là aussi, le trompe-l’œil nous tend un piège car si un ordinateur ne vaut guère plus qu’un magnétophone à cassette de 1970 et un écran plat encore moins, on note quelques signes de dégradation sociétale tandis que l’accès aux soins est pour bon nombre moins évident qu’il y a quarante ans. Les soins comptent pour une bonne part dans la qualité de vie, sauf si on dispose d’une bonne santé. Selon une étude récente, 85 % des Français jugent que le système de santé s’est dégradé. Un chiffre qui ne trompe pas, même s’il peut être biaisé par une propension à l’insatisfaction et au ressentiment.

 

Plus globalement, le regard porté vers nos sociétés hypermoderne livre un sentiment contrasté. On ne peut nier que des secteurs fonctionnent correctement, que le niveau de vie est élevé en moyenne, que les produits mis sur le marché sont fiables dans la limite de leur obsolescence. Mais d’un autre côté, on perçoit une dégradation pour peu que l’on parcoure le pays entier, avec des quartiers périurbains et des zones rurales en voie de dépérissement. Dégradation également de nombreux secteurs publics. Pas seulement la santé. L’éducation, l’université. Extension de la pauvreté chez une proportion d’étudiants mais aussi nombre de retraités aux petites pensions. Dégradation des débats publics, politiques ou intellectuels, perte des valeurs, déliquescences, colères, violences, phobies, dopage, trucages, racismes… Il est difficile de déceler le point d’arrivée de ces tendances ni de déterminer si ces signes de dégradation se sont accentués ou bien devenus plus visibles avec la « frénésie informationnelle ». Les études sociologiques sont à peine plus fiables que les reportages médiatiques. Seuls sont habilités à livrer un avis les habitants qui ont vécu des décennies au même endroit et savent comment les choses ont changé. Mais n’oublions pas que chaque citoyen est spectateur et a pu constater les dérives médiatiques et l’occupation des plateaux et autres studios par un théâtre politicien où le gouvernant finit par se confondre avec la célébrité se mettant en scène ou faisant sa promo. Le discours politique se dévoile comme dégradé. Signe emblématique que cet Arnaud Montebourg posant en marinière pour promouvoir les productions françaises. Mais question kitsch politicien, nous ne sommes pas les plus forts car de l’autre côté de l’Atlantique, les débats pour la présidentielle finissent par ressembler à des séries télévisées de niveau B. Tandis que les universités américaines sont en crise. Trop d’argent en jeu dans ce monde.

 

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 Un retour vers les sagesses et les philosophies antiques s’impose. Et justement, Leo Strauss, préoccupé des tourments de l’après-guerre et de la misère intellectuelle des réflexions politiques de son temps, s’essaya à revenir vers les anciens pour y déceler quelques méditations susceptibles d’éclairer les temps modernes. Par-delà les détails, une vue d’ensemble nous enseigne au moins une chose. Les sociétés anciennes pouvaient épouser deux destins, l’un vers l’élévation, l’harmonie, l’ordre social et les œuvres, l’autre vers l’hibris, la corruption, la dégradation. Ce qu’on peut aussi déduire des traités politiques d’Aristote et Platon, c’est que les formes du régime et les lois ne sont pas suffisantes pour garantir l’élévation de la cité et que l’homme doit se façonner, se maîtriser, s’éduquer pour contribuer à faire de la cité un ensemble harmonieux. L’enjeu majeur de la philosophie politique antique fut de trouver les clés pour gouverner des ensembles humains voués au désordre et à la violence. On retrouve cette préoccupation chez les Chinois quelques siècles avant notre ère, avec ce livre décisif mais difficile, Le Tao du prince, écrit par Han Fei. La nature humaine compte pour beaucoup dans le sort des sociétés chinoises et la philosophie, qu’elle soit confucéenne ou taoïste, pose la question de ce que doit être un homme. Car on ne naît pas humain, on le devient en vivant dans les sociétés. Han Fei était assez pessimiste sur la nature humaine, tout comme le sera dans un contexte tout autre Hobbes, incarnation du philosophe politique moderne.

 

Si l’on considère 2500 ans d’histoire humaine, on voit bien se dessiner cette dualité entre d’un côté l’élévation des civilisations, la constitution de sociétés ordonnées et équilibrées, la pratique des arts, des vertus, des savoirs, les inventions et de l’autre côté, les processus de dégradation, de corruption, avec les violences, les brutalités, les barbaries, les décompositions sociales. Bref, une longue histoire entre le noir et blanc, entre le suicide européen de 1914 et une rédemption souvent espérée mais jamais advenue. Et en 2012, toujours la même interrogation. Strauss aurait sans doute des propos intéressants sur notre époque mais il ne serait pas écouté. Le véritable enjeu, c’est de choisir entre l’élévation et la dégradation. Hélas, la préoccupation des politiques reste la croissance et le contrôle sécuritaire, avec une gestion de l’opinion effectuée sous l’égide du théâtre médiatique. Ce contrôle de l’opinion publique pourrait bien masquer une possible dégradation de nos sociétés, plus accentuée qu’on ne le pense. Un lent pourrissement dont on observe quelques conséquences. Au final, il manque des visionnaires. Et des grands livres. L’homme ne subit pas sa nature, il la choisit et la construit. Fin de partie ou nouvelle ère ? A suivre…

 


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