Temps d’extrêmes urgences...

par lephénix
lundi 1er mai 2017

 Pendant que l'on joue à se faire peur avec des scrutins électoraux sans issue, le journaliste Hervé Kempf retrace l’histoire chaotique des trois dernières décennies qui ont changé le monde – depuis le « grand tournant » pris à partir de 1979, menant à une catastrophe majeure : « la dégradation écologique n’est plus notre avenir, elle est devenue notre présent ».

 

Quel est le rapport entre le massacre du Bataclan à Paris, la sécheresse en Afrique, le suicide des agriculteurs et « le fait que soixante-deux personnes possèdent autant de richesse que la moitié de l’humanité » ?

Animateur de la rédaction du site Reporterre (« le quotidien de l’écologie »), Hervé Kempf entend montrer que les trois phénomènes en cours (changement climatique, déraillement du turbocapitalisme, terrorisme) sont « les manifestations, dans trois domaines de l’activité sociale – environnement, économie, géopolitique – d’une même situation » dont il démonte le mécanisme implacable. Tout est lié, mais rien n’est encore joué…

 

La montée des dangers

 

Dans ses années de formation (à la fin des seventies), il a vécu ce grand tournant si tristement décisif qui éteint tout espoir de « changer la vie » - et jusqu’au mirage d’un horizon salvateur...

D’abord, il a lu Le Principe responsabilité de Hans Jonas, paru la même année (1979) que la tenue à Genève de la première conférence internationale sur le climat – le philosophe allemand alertait sur la « situation apocalyptique » imputable aux « dimensions excessives de la civilisation scientifique-technique-industrielle ». Le jeune Hervé Kempf a vu la si peu résistible montée d’un « néolibéralisme » supprimant toute entrave à son « développement » (c’est l’arrivée au pouvoir de Thatcher en Angleterre en 1979 puis l’élection de Reagan en 1980 aux Etats-Unis) et celle d’un islam qui « portait l’affirmation d’une identité propre aux peuples arabes, iranien, africains face à la culture occidentale et à sa prétention universelle ».

Il a assisté à l’apparition de la théorie de la « décroissance », portée par des intellectuels comme Paul Ariès et Serge Latouche et observé la montée des inégalités – pour lui, c’est là le « caractère structurant l’évolution du monde depuis 1980 » : il « en découle des conséquences écologiques gravissimes, un système nuisible de pouvoir et des conflictualités à l’agressivité croissante ».

Il se trouve que la société humaine a dépassé « les limites écologiques de la planète, c’est-à-dire les seuils au-delà desquels des changements abrupts ou catastrophiques peuvent advenir ». Car enfin, il faut « toujours plus d’énergie pour exploiter des métaux de plus en plus difficiles à extraire » et « toute unité de produit intérieur brut requiert plus de matière que naguère »…

L’architecture du système énergétique mondial et l’injection massive d’énergie dans nos sociétés peuvent-ils encore être maintenus sans dommage majeur ? A quel prix assurer encore la survie d’un système « plombé par un endettement massif sans contrepartie » et une croissance exponentielle des inégalités ?

Jusqu’alors, selon une idée communément admise, le terme « progrès » supposait que « la situation générale de l’humanité ne pouvait aller qu’en s’améliorant ». Mais, avec la catastrophe écologique, « il devient évident que l’action humaine détruit les conditions de son épanouissement et que la tâche de l’avenir consiste à éviter cette destruction ».

De surcroît, « depuis 1980, le processus d’oligarchisation – c’est-à-dire de passage de la démocratie à un régime politique dominé par une caste cumulant les pouvoirs politique, économique et médiatique – a contribué à fermer la porte à la croyance dans le progrès ». Comment ? « En rompant la cohérence de la société, en méprisant l’urgence écologique, en réduisant le sens de la vie à la recherche de la satiété matérielle, il a créé les conditions de la catastrophe envisagée par les écologistes des années 1970. »

 

 « La guerre civile mondiale est engagée »

 

Pour Hervé Kempf, « une guerre civile mondiale est engagée » contre le commun des mortels sans lui avoir été déclarée le moins du monde… Il s’agit d’une « guerre générale des riches contre les pauvres qui est menée, autour des enjeux de justice sociale dans un système où, pour les fortunés, le maintien de leurs privilèges est l’objectif principal et passe par une économie toujours plus prédatrice des ressources naturelles ».

Au cours de ce processus de déshumanisation du monde, le salut ne peut venir d’une technologie idolâtré jusqu’au transhumanisme. Est-il utile de rappeler que « l’informatique et les recherches associées reposent sur une infrastructure matérielle très lourde » ? Et qu’il n’y a rien de plus énergivore que la « dématérialisation », de plus envahissant que l’organisation algorithmique de nos sociétés ?

Hervé Kempf fait suivre son constat clinique par « douze leçons pour éviter la catastrophe ». Mais elles s’adressent à une autre part de « l’humain » que celle qui a conduit à la catastrophe. Alors que la croissance et les « réformes structurelles » demeurent « l’alpha et l’oméga de la pensée économique », alors que les crimes les plus inexpiables ne font plus l’objet d’une condamnation sans appel et que l’irresponsabilité s’institutionnalise, il semble difficile de croire que ces « douze leçons » puissent conjurer le pire plus qu’avancé qui ronge notre « civilisation » - quand bien même il faudrait « être radical parce que la situation est radicale »…

Cela supposerait un tel saut de conscience dont la détente s’est d’ores et déjà perdue dans le verrouillage d’un système de surconsommation et de prédation tout juste prompt à sauter sur les occasions de « profit », de dépossession de l’être et de mise en données du monde. Le vide de sens qu’exprime ledit système dans sa phase terminale sera-t-il assez fertile pour transmuter le marché du non-être en nouveau chantier de régénération de l’être rendu à sa profondeur vitale et à sa demeure terrestre assainie ?

 

Hervé Kempf, Tout est prêt pour que tout empire, Seuil, 110 p, 15 €


Lire l'article complet, et les commentaires