Todd et Charlie (1ère partie) : de l’hystérie, du blasphème et de l’islamophobie

par Laurent Herblay
samedi 26 décembre 2015

Au printemps dernier, Emmanuel Todd a secoué le débat politique avec son livre « Qui est Charlie ? », bien chroniqué par Coralie Delaume ou Edgar, du blog La lettre volée. Après les attentats de novembre, il n’est pas inutile de se replonger dans ses analyses, foisonnantes, parfois passionnantes, mais aussi d’autres fois extrêmement biaisées et dans l’erreur, notamment sur le centre de sa thèse.

 
Curieuse vision des manifestations
 
Pour le manifestant que j’ai été, parler « d’accès d’hystérie (…) comment dire que la mobilisation de masse, loin d’être ‘admirable’, révélait un manque de sang-froid et, pour tout dire, de dignitié dans l’épreuve  » me semble incroyable, pour ne pas dire plus. Que pouvait-il donc y avoir d’hystérique dans cette manifestation sobre, recueillie et fraternelle ? Je n’arrive pas à me souvenir de la moindre trace d’hystérie dans ce qui était un bel hommage pour les victimes, mais aussi pour nos valeurs dans une défense de la liberté d’expression nécessaire à toute démocratie. C’était au contraire un moment de large rassemblement des Français, autour de la Marseillaise, par-delà les clivages, même si l’exclusion du FN était une faute (corrigée en novembre). Il parle aussi de « foules, convoquées par le gouvernement, qui défilaient à travers toute la France  », sans doute une extrapolation abusive des motivations des manifestants.
 
D’ailleurs, Todd tempère son propos en notant que la plupart des manifestants « justifiaient leur présence par leur attachement général à la liberté d’expression et défendaient un idéal de tolérance  ». Puis il dit que « beaucoup ont vécu le ‘Je suis Charlie’ comme un épisode d’aliénation par la pensée d’autrui » (comme sur le blog d’Olivier Berruyer), je persiste à penser que la grande majorité des Français l’ont vécu au contraire comme un moment de communion nationale. Enfin, il va quand même très loin quand il fait un lien entre les manifestations et Zemmour, Houellebecq ou la « Manif pour tous  », comme si tous les manifestants étaient favorables à leurs vues. Je suis un exemple que ce n’était pas le cas et personnellement, j’ai l’impression que c’était même plutôt l’inverse qui était le cas en janvier.
 
De l’islam et de l’islamophobie

L’autre conclusion contestable, c’est dire « l’obsession de l’islam, bien sûr, était partout (…) le blasphème par des caricatures de Mahomet était une composante de l’identité française. On devait blasphémer (…) être français c’était, non pas avoir le droit, mais le devoir de blasphémer  ». Bien sûr, une Caroline Fourest tombe dans cet excès en faisant « L’éloge du blasphème  », mais ce qui a été défendu le 11 janvier, c’est le droit au blasphème et le fait qu’il est inacceptable d’être tué pour avoir blasphémé, en aucun cas un devoir. D’ailleurs les manifestants n’en ont pas rajouté. Qui donc, à part quelques marginaux, a pu défendre qu’il s’agissait d’un devoir ? La généralisation de Todd, aussi sincère soit-elle (car on sent qu’une corde sensible est touchée chez lui), n’en demeure pas moins un mythe.

 
La troisième idée contestable de Todd, c’est le procès en islamophobie. Il dit que « blasphémer de manière répétitive, systématique, sur Mahomet, personnage central de la religion d’un groupe faible et discriminé, devrait être, quoi qu’en disent les tribunaux, qualifié d’incitation à la haine religieuse, ethnique ou raciale  ». D’abord, je pense qu’au contraire, la France résiste bien dans ces épreuves et je ne décèle pas de montée de l’islamophobie. Ensuite, il faut bien voir que les humoristes n’épargnent pas la religion catholique, qui est brocardée par bien des amis de Charlie et Charlie lui-même. La critique, y compris épicée, des institutions, ne fait-elle pas partie de la conception Française de la démocratie  ? Mais surtout, Todd n’hypothèque-t-il pas la nécessaire liberté de parole avec un tel propos ?
 
Et quand il dit que « la publication du numéro de la survie, ce Charlie Hebdo daté du 14 janvier, en tapant à nouveau sur Mahomet, a conduit à un isolement moral de la France, comme on n’en avait jamais vu dans l’histoire (…) A l’âge de la mondialisation, on n’insulte pas les symboles culturels des autres pour le fun  », son propos devient excessif et contradictoire. Excessif car il exagère les conséquences de cette une. Mais aussi contradictoire car, avec de tels raisonnements, on finirait par fixer les limites à la liberté d’expression dans notre pays par rapport aux opinions d’autres pays. Ne finirait-on pas par donner à des régimes comme l’Arabie Saoudite un mot à dire sur ce que nous pouvons dire en France, une incroyable remise en question de notre souveraineté mais aussi une abdication démocratique.
 
Demain, je poursuivrai l’étude de ce livre en me concentrant davantage sur l’analyse sociale et politique d’Emmanuel Todd, à nouveau critiquable mais qui comporte des pépites très intéressantes sur l’évolution de notre débat politique. Et bonnes fêtes à tous !

 

Source : « Qui est Charlie ?  », Emmanuel Todd, Seuil

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