Todd et Le Bras lisent dans les cartes de la France

par Laurent Herblay
samedi 16 novembre 2013

C’est une somme absolument passionnante pour les amateurs de cartes, de géographie de la France et de nos particularismes régionaux. Emmanuel Todd, avec Hervé le Bras, revisite sa théorie des systèmes familiaux avec une masse de données mises en carte. Une vraie nourriture intellectuelle.

De la géographie des systèmes familiaux
 
Ce qui est passionant avec ce livre, c’est qu’il se place dans le temps long. Loin des livres à courte vue, il présente une analyse historique qui donne une perspective rafraîchissante. Les auteurs illustrent par des cartes les différentes composantes des systèmes familiaux. Ils notent les signes de la famille complexe avec des pointes à 2% de ménages vivant à plusieurs couples sous le même toit dans l’extrême Sud-Ouest, mais aussi en Alsace-Lorraine, les deux terres d’élection des familles souches (où cohabitaient plusieurs générations avec un héritier unique). A l’opposé, l’Ouest intérieur apparaît comme hypernucléaire avec des taux qui peuvent tomber à 0,1%. Les statistiques par âge montrent que la cohabitation pour les personnes de plus de 80 ans varie de 0% dans la Mayenne à 20% dans les Pyrénées Atlantiques. Puis vient la différence entre l’organisation groupée en villages (les régions de tradition égalitaire, comme le Nord, l’Est ou le littoral méditerranéen) ou dispersée en hameaux (le Sud-Ouest inégalitaire).
 
 
En synthèse, on trouve 5 types. L’individualisme égalitaire (hypernucléaire) dans un grand Bassin parisien. La hiérarchie et la coopération familiale (souche) domine dans le Sud-Ouest et en Alsace-Lorraine, et se retrouve aussi dans les Alpes. L’individualisme familial pur se trouve dans l’Ouest intérieur. Des nuances coopératives familiales se rencontrent dans le Nord, la pointe de la Bretagne, et le centre-Ouest. Enfin, il y a une famille nucléaire patrilocale égalitaire sur la façade méditerranéenne. Les auteurs lient cette géographie à la pratique religieuse, qui subsistait dans les Pyrénées Atlantiques, la Bretagne, l’Alsace-Lorraine ainsi que l’Aveyron et la Lozère au début des années 1960. De manière assez extraordinaire, on constate que cette carte correspond à s’y méprendre aux choix des prêtres de 1791 de ne pas prêter serment à la Constitution civile. Il est assez incroyable de voir son influence 170 ans plus tard ! Tout ceci montre à quel point le passé peut expliquer le présent et permettre d’anticiper l’avenir.
 
Une France transformée

Les auteurs soulignent à quel point la France a changé. Ils notent que le taux de bac général est passé de 5% en 1951 à 12% en 66, puis 17% de 71 à 81, et enfin 37% en 95. En 2009, 35% d’une génération a le bac général, 30% technologique ou profesionnel. En 2009, alors que seulement 13% des plus de 65 ans ont le bac, 49% des 25-39 ans l’ont. Ils y voient un « saut qualitatif du niveau éducatif  ». On peut aussi voir une baisse du niveau demandé... S’ils notent que l’indice de fécondité est tombé de 2,9 en 66 à 1,9 en 75, puis 1,6 en 90, avant de remonter à 2 en 2010, « à aucun moment, en réalité, la descendance finale des femmes qui avaient achevé leur vie féconde n’est tombée au-dessous de 2 enfants  ». Alors qu’à la fin des années 1960, 20% de la population allait à la messe dominicale, 4,5% le faisait en 2006. Le taux de suicide après un pic en 85, est tombé à 17 pour 100 000. Le nombre d’homicides baisse mais ils oublient l’augmentation des agressions physiques. Au global, la démographie incite à l’optimisme : notre pays a gagné10 millions d’habitants en 30 ans (3 en Allemagne, 4 en Italie, 6 au Royaume-Uni).

Les auteurs dressent ensuite un historique de l’éducation des Français. En 1901, l’Est et le Nord de la France ont une véritable avance en terme d’alphabétisation. C’est la France égalitaire et libérale. En revanche, vers 1970, on note que le taux d’obtention du bac varie de 1 à 2 entre un tiers Sud, les métropoles et la pointe de la Bretagne, où il tourne autour de 30%, et le reste de la France, sous les 20%. Ils y voient la « revanche de la famille souche  » qui donne un bon encadrement. En 1995, ce sont les zones rurales et déchristianisées le plus tôt qui ont les statistiques les plus faibles. Ils montrent également que les classes moyennes techniques (CAP, BEP, bac technique) sont largement sous-représentées dans les métropoles (et donc, ruralisées), le bassin parisien et un petit quart Sud-Est.
 
Les auteurs illustrent l’émancipation des femmes, 57% des admis au bac ! De 6% des députés en 1993, elles en représentent aujourd’hui 27%. L’avance éducative des femmes est plus faible dans le Nord et l’Est, des terres ouvrières plus traditionnalistes. Ils soulignent les particularismes de l’Ouest intérieur (Mayenne, Anjou, partie de la Bretagne et de la Basse-Normandie), conservateur et silencieux, hypernucléaire, avec des femmes très bien éduquées et en avance sur leur temps en matière d’activité, tout en ayant un fort taux de fécondité (au-delà de 2,2). Les régions de type souche ont une fécondité plus faible (< 1,8) que les régions de famille nucléaire (> 2), même si depuis 1990, l’écart se réduit. Ils expliquent cela par le fait que dans les familles complexes, le lignage ne s’incarne pas uniquement dans sa propre descendance. En outre, les femmes des régions de famille complexe en âge d’avoir des enfants de 1975 à 2000 étaient plus éduquées que celles de famille nucléaire du Nord, or le nombre d’enfants diminue avec le niveau d’éducation. De manière intéressante, c’est la fécondité rurale (villes de moins de 5000 habitants) qui fait la différence car la fécondité des villes moyennes de l’Ouest Intérieur n’est pas supérieure à la moyenne (elle est bien plus haute dans le Nord et le long du Rhône. La Seine Saint Denis a détrôné la Mayenne comme le département le plus fécond (2,4 enfants par femme) du fait de la présence de 30% de femmes immigrés sur la tranche d’âge 20-40 ans. Aujourd'hui, 55% des naissances sont hors mariage. L’âge moyen au mariage est de 29 ans pour les femmes, 31 ans pour les hommes, et plus important en ville.
 
Les auteurs notent que les Français bougent beaucoup : 26% des jeunes de 20-25 ans ont changé de département de 2004 à 2009, 22% des 25-40 ans et 8% des 40-55 ans. Mais ces mouvements sont concentrés dans des lieux proches. 60% des personnes décèdent dans leur département de naissance et 23% dans les 25 départements les plus proches. Les mouvements migratoires révèlent une France de l’Ouest et une France de l’Est, avec des rapprochements dans les comportements. Les mouvements vont principalement du Nord vers le Sud, non pas seulement pour le climat, mais du fait de la démographie plus faible des méridionaux. Les auteurs notent que l’immigration est un phénomène qui date de la 2ème moitié du 19ème siècle, du fait de notre faible démographie d’alors. D’abord européenne, à partir de la 2ème moitié du 20ème siècle, la part de l’immigration africaine n’a cessé de progresser. De manière intéressante, l’implantation géographique est assez stable : cela est frappant pour les Algériens entre 1982 et 2008, largement concentrés à l’Est. Les Africains d’origine subsaharienne s’implantent plutôt au Nord, quand les européens non latins sont plutôt dans le Sud.
 
Répondant peut-être aux critiques de ceux qui trouvaient son analyse des mariages mixtes insuffisante, Emmanuel Todd consacre une longue analyse aux travaux de Beate Colle et Emmanuelle Santelli, mesurant plus finement les choix maritaux, incluant non seulement les immigrés, mais aussi le fait qu’il s’agisse de descendants d’immigrés d’une même aire. Il apparaît que 54% des hommes descendant d’immigrés d’origine algérienne se marient avec une immigrée ou une descendante d’immigrée de la même aire, contre 37% pour les descendants tunisiens, 20% pour les descendants d’Europe du Sud, 24% d’Asie, mais 80% pour les descendants turcs ! Les femmes tendent à être un peu moins exogames. Il note que le taux de mariage mixte est stable de 1992 à 2008.
 
Après cette étude passionnante de l’évolution de la démographie de notre pays dans chaque recoin de notre territoire, y montrant toute l’importance de l’analyse par les systèmes familiaux, Emmanuel Todd et Hervé Le Bras poursuivent par une étude économique et politique que je résumerai demain.
 

Source : « Le mystère français  », Hervé le Bras et Emmanuel Todd, Seuil

 

 


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