« Tout est permis, mais rien n’est possible »...

par lephénix
lundi 16 août 2021

 

Plus rien n’échappe à l’emprise d’Eros, dieu de l’amour et du marketing mieux servi que jamais par les « technologies numériques ». Les populations planétaires urbanisées et connectées sont submergées par un tsunami d’images hypersexuées. En sont-elles plus « libérées » ? Le philosophe Romain Roszak analyse l’envers du dé-corps : cette débauche d’images plus ou moins érotiquement « correctes » constitue une « manne économique inédite » pour le « capitalisme hédoniste ».

 

La pornographie s’érige en « nouveau totem occidental, notamment pour une caste d’intellectuels » qui la promeut en pratique culturelle. S’il y a un secteur de « l’industrie des loisirs » qui ne connaît pas « la crise » depuis que la virtualité informatique a rompu toutes les digues, c’est bien la pornographie. Désormais « accessible d’un clic », elle s’impose en « fait social massif » et en « marchandise centrale du capitalisme hédoniste ».

Professeur agrégé de philosophie, Romain Roszak rappelle qu’elle n’est pas qu’un « simple catalogue d’images dégradantes » : elle est aussi « l’industrie » qui les produit et le « commerce » qui les écoule »... Ce secteur florissant à souhait bénéficie d’un « discours pro-pornographique » suffisamment rôdé et « dénué de charpente pour être tordu dans tous les sens, au gré des mutations sociales ou politiques ».

De surcroît, il a bénéficié de l’assignation à résidence des populations devant les écrans, en mode « télé-travail » ou « télé-enseignement » comme en mode « télé-loisirs », avec un tiers de la bande passante mondiale désormais consacré à la consommation de videos pornographiques. La pornographie serait-elle le produit ultime accouché par une « société du spectacle » en débandade ?

 

Le marché du désir

Après la seconde guerre mondiale, le capitalisme se retrouve face à sa contradiction essentielle, soulignée en son temps par Karl Marx (1818-1883) : « La surproduction engendre une crise des débouchés et le taux de profit tend toujours à baisser  ». Les marchés traditionnels ( biens d’équipement, de confort, loisirs) sont sursaturés. Confronté à ses limites prévisibles, le « capital » cherche d’autres voies de valorisation. Voilà près d’un demi-siècle, le « néocapitalisme » s’emploie à résoudre ce « problème de la baisse tendancielle du taux de profit en misant sur le développement de nouveaux marchés, jusqu’alors embryonnaires – voire illicites » - en l’occurence ceux de l’imagerie sexuelle.

Cela passe par « l’abattement des institutions (morales, légales) qui empêchent le déploiement de nouvelles marchandises et l’extension de l’empire de la valeur d’échange  ». Graduellement, la « nouvelle marchandise » pornographique se déploie avec le développement des moyens de captation et de diffusion de l’image (cinéma, VHS, internet prenant le relais des cartes postales d’antan) sur fond de libéralisation des moeurs et de permissivité morale aux antipodes du vieux « capitalisme industriel et de sa morale de l’effort et de l’épargne » : « Il faut faire en sorte que les consciences identifient spontanément le capitalisme à la jouissance  ».

La marchandise pornographique « se greffe à tous les marchés » (tourisme et loisir, audiovisuel, textile, industrie des gadgets), les connecte entre eux et les « homogénéise par une nouvelle finalité libertaire ». Ainsi, le monde peut être envisagé comme un terrain de jeu, un « spectacle sexuel que chacun est invité à contempler et rejoindre » selon son appétence et surtout ses moyens.

Le libéralisme libertaire revisite l’antique formule du pain et des jeux : « le jeune est la clientèle d’un nouvel échange qui permet la jouissance au prix d’un renoncement au politique  ». Exit, la vieille question de la « lutte des classes » voire des places : désormais, « il s’agit de fidéliser une nouvelle clientèle et de lui proposer quelque chose à perdre ». Même les enfants aux connexions neuronales en formation s’en douteraient : « ce qui est gratuit ne l’est jamais vraiment et ce qui est concédé facilement cache souvent quelque chose  »...

 

Le « jeu pornographique »

Alors, que cache le « jeu pornographique » ? Plus les « possibilités politiques » semblent s’effacer – comprendre : « plus les promesses d’un capitalisme social apparaissent comme fumeuses » – plus l’attachement à « ce qui reste » – « c’est-à-dire la liberté de jouir d’images qui ne coûtent rien à produire – est paradoxalement fort, voire irrationnel  », surtout en période d’enfermement numérique... Le jeu pornographique se présente volontiers sous les atours d’une « jouissance filmée » et érige « cette pure jouissance en nouveau souverain bien, la redéfinition contemporaine de la vie bonne ». D’abord, le « discours de la pornographie contemporaine c’est-à-dire sa morale de la transgression systématique et son économie politique implicite, ne peut qu’entrer en conflit avec son vécu productif  », c’est-à-dire les « conditions de travail » des acteurs. Là comme ailleurs, surexploitation à tous les étages dans des conditions d’abattage aisément imaginables lors de tournages parfois violents...

Ensuite, le désir attisé de « voir toujours plus de sexe à l’écran » se solde par une surconsommation pornographique toujours inassouvie et un « désapprentissage politique et civique » : une « société de clients est plus facile à gouverner »... Et ce d’autant plus en période d’assignation des individus dans une existence végétative de techno-zombies immergés dans un univers d’images présumées excitantes.

Par ailleurs, un « certain journalisme trash qui goûte l’érudition comme la provocation systématique » s’emploie allègrement à accomplir une « confusion du pornographique et du culturel  » - à chaque société ses « avant-gardes » présumées « intellectuelles » ou « artistiques », et sa presstitution décomplexée...

D’un côté, les individus postmodernes puérilisés et rendus asociaux ressentent la convention, l’obligation voire le « devoir social à se libérer sexuellement » et de l’autre, ils subissent comme une « incapacité à réaliser cette obligation ». Pire : « puisque cette injonction paraît libératrice », cette « nouvelle norme qui s’oppose aux anciennes tournées vers l’écrasement du corps et des aspirations individuelles  » est d’autant plus frustrante et insoutenable de par l’incapacité de chacun à pouvoir s’y conformer et s’y soumettre, faute d’accès à certaines facilités dont jouissent de plus favorisés ou mieux nantis. La « jouissance inconditionnelle » vendue en nouveaux « droits de l’homme » peine à entrer dans les pratiques quotidiennes...

Ainsi, « l’état de malheur se généralise, sitôt compris que le niveau de vie, les capacités réelles sont en contradiction avec la permissivité morale octroyée, imposée d’en haut  ». Ce que Michel Clouscard résumait ainsi : « tout est permis, mais rien n’est possible ». Ainsi, la pornographie analysée comme « marchandise massive, signifiante et promotionnelle » participe d’un « façonnage anthropologique décisif, socialement dangereux, politiquement risqué ». Romain Roszak s’attache à mettre en lumière « l’irresponsabilité civique qui fonde le libre commerce pornographique » et interroge ce façonnage de masse tant sexuel qu’affectif imposé par le capitalisme hédoniste : « Une idéologie de la jouissance surcharge la pornographie de significations socialement irresponsables  ». Il engage à « refuser de faire du libre commerce pornographique une manifestation de liberté  » et de la permissivité sexuelle « une ligne politique »... Pourquoi « imputer aux seuls individus la responsabilité des violences sexuelles persistantes » ? Y aurait-il une « responsabilité collective » reposant sur cette distinction bien commode entre ceux qui « maîtrisent » ou qui « ne maîtrisent pas » les codes de la pornographie ?

Prenant acte du « lien existant entre le capitalisme de la séduction et la persistance des viols et des violences sexuelles  », il conclut qu’on « n’y mettra pas fin tant qu’on n’aura pas liquidé le capitalisme lui-même ». C’est-à-dire celui dont « l’inflexion sensualiste » dans les années 70 a rendu nécessaire une « restructuration lourde du psychisme occidental par une fatalité faite stratégie  ».

Ainsi, ce capitalisme hédoniste a « investi le désir sexuel individuel et travaillé à nous rendre de plus en plus excitables et de plus en plus excités  ». La « normalisation des viols et des violences sexuelles » est-elle « indissociable de ce dressage anthropologique qui identifie jouissance, nature et liberté » ?

Romain Roszak propose de renouer avec le principe de réalité. Et de rattacher « une partie des violences sexuelles à cette idéologie de la jouissance  » : serait-elle l’expression d’une « haine des femmes en tant qu’elles ne jouent pas le jeu auquel les destine la nouvelle société sensualiste ou qu’elles ne le jouent jamais assez bien » ?

Si la « culture du viol est une partie de la culture transgressive », alors il serait urgent de se désenvoûter de ce principe du plaisir érigé en « morale de la jouissance » pour faire avaler la marchandisation du sexe. Au fond, s’agit-il d’écouler sans cesse de nouvelles marchandises et de s’en satisfaire comme on s’accommoderait de son auto-exploitation présumée « libre et heureuse » ? Le culte du « bien jouir » n’est-il plus en capacité d’assurer d’autre issue au destin sexué des mortels ?

Romain Roszak, La Séduction pornographique, éditions l'échappée, 320 p., 20 €


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