Transformistes et travestis, les origines
par Georges Yang
samedi 1er août 2009
Pour ceux qui sont plus familiers des mots croisés que de cabarets de Pigalle, le transformisme se décline en trois lettres, celles du Chevalier d’Eon. Les autres pensent, Michou, Madame Arthur, Drags Queens et travestis sud-américains du Bois, poitrine exubérante, pomme d’Adam et barbe naissante aux aurores. Or, le phénomène n’est pas nouveau, il date de l’Antiquité, et en France, bien avant la Régence et le Siècle des Lumières qui fut aussi celui du libertinage. L’austère Grand Siècle, celui de Madame de Maintenon, voit l’apparition d’un personnage haut en couleur, l’Abbé de Choisy, connu aussi sous le nom de Comtesse des Barres. Prédestination lacanienne dans le choix du pseudonyme pour ce religieux, coureur de jupons qui passa une partie de son existence en robe non cléricale. Jacques Lacan incitait d’ailleurs ses disciples à lire l’œuvre de l’Abbé. De sa production littéraire abondante, l’histoire ne retiendra que son chef d’œuvre, les « Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme », petit bijou littéraire qui nous change de Fénelon et de l’austère Corneille.
François Timoléon de Choisy (1644 – 1724) aurait pu n’être qu’un libertin avant l’heure, un anachronisme au temps de Louis XIV et mener une vie dissolue sans qu’on lui en portât par trop ombrage. D’ailleurs, en dehors de ses périodes travesties, l’Abbé avait une vie d’érudit, il entra même à l’Académie Française écrivit un Journal du voyage de Siam fait en 1685 et 1686 et une Histoire de l’Église en pas moins de onze volume. Et contrairement à Monsieur, frère du Roi, lui aussi se travestissant, et homosexuel notoire, bien que l’on n’employât pas le terme à son époque, l’Abbé lui, préférât les femmes et surtout les très jeunes filles.
L’Abbé de Choisy est plus amoral qu’immoral. Il raconte avec délectation ses aventures avec de très jeunes filles qu’il introduit dans sa couche et qu’il exhibe à ses visiteurs du fond de son lit. Il était à cette époque naturel, que l’on se souvienne du rituel des petits levers du Roi, de recevoir visiteurs et amis du fond de son lit en chemise, que l’on soit homme ou femme. Les plus intimes ayant accès à la petite ruelle, le côté du lit près du mur. La pseudo comtesse des Barres, dont personne n’est dupe de l’identité recevait donc ses visiteurs allongée auprès d’une très jeune personne qu’il pelotait de façon éhontée sous la courte pointe, au point de la faire discrètement gémir et soupirer en présence de ses invités. Ceux-ci bien que n’étant dupes jouaient le jeu se fendaient en compliments et en admiration pour la jeune enfant en compagnie de la « Comtesse », qui préférait effeuiller subtilement une gamine que feuilleter un album. Et quand l’une de ses jeunes maîtresses se retrouvait enceinte, il s’en débarrassait en la mariant sans aucun état d’âme, disant tout juste que la situation étant fâcheuse, il fallait y remédier promptement.
L’Abbé comme de nombreux enfants de son époque a été habillé en fille dans son bas âge. Cette mode persistera d’ailleurs en France jusqu’au début du XX° siècle dans certaines familles. Tout le monde possède des photos sépia d’un arrière grand-père en petite robe lors d’une période ayant précédé le costume marin. Mais contrairement à la majorité des enfants ainsi habillés, l’abbé y prendra goût. « C’est une étrange chose qu’une habitude d’enfance, il est impossible de s’en défaire : ma mère, presque en naissant, m’a accoutumé aux habillements des femmes ; j’ai continué à m’en servir dans ma jeunesse ; j’ai joué la comédie cinq mois durant sur le théâtre d’une grande ville, comme une fille ; tout le monde y était trompé... Je jouissais du plus grand plaisir qu’on puisse goûter en cette vie. ».
C’est en 1670/71, donc vers l’âge de 26 ans qu’il invente le personnage de la Comtesse des Barres, il récidive vers les trente ans en Madame de Sancy. Son expérience personnelle de travesti lui servira ensuite de modèle pour écrire une nouvelle inspirée de sa propre existence, « Histoire de la Marquise de Banneville » qu’il publiera anonymement en 1695 vers l’âge de cinquante ans.
Les travestis existent depuis les balbutiements de l’histoire. On en retrouve dans l’Antiquité gréco-latine aussi bien que dans la Chine des premiers royaumes. Dans les théâtres grecs, romains et chinois, les rôles féminins sont joués par des hommes, vêtus en femmes et maquillés. Les bordels de Rome ont aussi leurs spécialités de travestis qui attirent de nombreux clients. Mais certains sont célèbres pour leur participation à la vie publique comme Aristodemos de Cumes, sibylle et Stratège de Cumes, vainqueur des étrusques première des Tyran de Naples en -475. Et en Chine, Long Yang Jun, favori du roi Wei Anxi de -276 à -243, servant de nos jours d’icône au milieu gay chinois contre la répression morale du Parti Communiste.
Prostitués travestis et eunuques de l’Inde datent d’avant le temps des Moghols et des Maharadjas, la mode s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Et que se soit à Naples ou à Venise, les femminielli ont été de tous temps acceptés par leur voisinage, occupant des activités normalement dédiées aux femmes.
Un siècle avant les exploits de l’Abbé de Choisy, Agrippa d’Aubigné s’en prend à l’entourage d’Henri III et à ses Mignons, plus par antipapisme, Henri III étant un des chefs du parti catholique, que par aversion des homosexuels.
Ces hermaphrodites, monstres efféminés,
Corrompus, bourdeliers et qui étaient mieux nés,
Que valets de putains que seigneurs sur les hommes.
D’ailleurs, le terme d’homosexuel n’existe pas à cette époque, pas plus que pédophile. Ce sont des créations du XIX° siècle. On critique, on méprise et l’on condamne (du moins ceux qui ne sont nés et risquent les foudres de la justice qui est très liée au religieux. On fustige les sodomites et on se moque des travestis. On ne parle pas encore d’inverti comme le sucre ou de bis, comme le pain. Le côté efféminé du Roi et des mignons, entraîne une réprobation bien moins virulente que du temps d’Oscar Wilde, qui bien qu’arborant des vêtements extravagants n’en restait pour autant qu’à des habits d’homme.
Sous, Louis XIV, bien que tolérant l’excentricité des habits et des attitudes de Monsieur, frère du Roi, la morale s’acharne sur les petits nobles dont le fameux Monsieur de Vermandois, cousin du Roi. Le petit groupe de jeunes efféminés, parfois travestis est éloigné de la Cour à la suite de la ténébreuse affaire des palissades ou du petit marchand de gaufres. Les actes bisexuels, les relations avec des adolescents (le terme non plus n’existe pas à l’époque) n’entraînent pas non plus la même opprobre que de nos jours.
Mais la grande époque du travesti, de la licence et de la débauche reste la Régence et le règne de Louis XV. Et le Chevalier d’Eon, (1728 – 1810) n’est que le stigmate finissant d’une ère florissante de liberté sexuelle. L’Empire, malgré Napoléon et ses maîtresses n’est que l’amorce d’un retour à la moralité (il n’est qu’à relire le code civil) qui préfigure l’austérité qui va suivre et perdurer jusqu’à la Belle Epoque.
Ce qui interpelle chez l’Abbé de Choisy par rapport aux autres travestis, c’est sa préférence pour les jeunes filles. Même s’il ne s’est pas totalement dévoilé et ait eu probablement aussi des relations avec les admirateurs des nobles dames qu’il incarnait. Il n’en reste pas moins un jouisseur érudit et lucide ayant « vécu trois ou quatre vies différentes, homme, femme, toujours dans les extrémités ; abîmé ou dans l’étude ou dans les bagatelles ; estimable par un courage qui mène au bout du monde, méprisable par une coquetterie de petite fille ; et, dans tous ces états différents, toujours gouverné par le plaisir ». Dans « l’Histoire de la comtesse des Barres et l’Histoire de Mme de Sancy », il romance à peine sa propre histoire, décrivant un mariage doublement inversé avec un demoiselle Dany, lui déguisé en femme épousant une jeune femme habillé en homme et ayant progéniture. Ce simulacre eut probablement lieu, organisé comme un divertissement pour ses invités, plus qu’une véritable cérémonie ; cela nonobstant en dit long sur la permissivité de son entourage, à une époque, répétons-le, bien moins libérale que la Régence. L’abbé de fait, aimait déguiser ses jeunes conquêtes en habit masculin, éprouvant un malin plaisir en la double inversion. Installé à Bourges, il séduit le milieu provincial, bien plus qu’il n’aurait eu de succès à la Cour, haut lieu de gens vite blasés et en recherche de nouveautés. Les mères sont flattées et conduisent leurs filles chez la belle comtesse, les pères sont complaisants et admiratifs, et pourtant personne n’est dupe. Les relations avec ces toutes jeunes filles sont considérées comme un saphisme anodin, les visiteurs de la comtesse assistent quasiment en direct aux ébats et se répandent en compliments pour Mademoiselle de Grise dans le rôle de l’ingénue. Dans ce monde où il faut paraître, où tout est théâtre, spectacle et illusion, l’abbé plait, séduit, étonne et n’entraîne aucune réprobation malgré l’influence de la religion sur le milieu provincial.
De retour à Paris, l’Abbé joue grand jeu dans les tripots, écrit et se comporte en homme. Cependant, il en dit peu sur sa vie amoureuse une fois quittée la robe, les bijoux et les dentelles. Mais il n’avoue nulle part une attirance quelconque pour les hommes. Dissimulation ou bien réalité. On peut tout de même douter quand on sait sa proximité avec Monsieur, frère du roi, durant sa jeunesse et leur goût commun pour le travestissement.
L’Abbé de Choisy a inspiré de nombreux auteurs, outre Lacan déjà cité plus haut, il existe un ouvrage intéressant de Dirk van der Cruysse, biographie exhaustive du personnage, « l’Abbé de Choisy androgyne et mandarin » ( Fayard 1995). L’ouvrage de Geneviève de Reynes, « L’abbé de Choisy ou l’ingénu libertin » aux presses de la Renaissance 1983.
Avec l’apparition des moralistes, des physiologistes, hygiénistes et sémiologues au milieu du XIX° siècle, l’Abbé de Choisy devient un anachronisme, une aberration génésique, un pervers au sens freudien. Alors que ses contemporains ne le considérèrent que comme un original, un jouisseur, un bon vivant qui avant tout savait les distraire par son imagination. Ils ne l’auraient jamais regardé comme un pédophile ou un prédateur et acceptaient son comportement. Seuls quelques bigots auraient pu y voir une conduite de débauché, commettant un péché véniel, mais guère plus. Il aurait sûrement déplu à La Bruyère et aux moralistes de la fin du règne de Louis XIV, lorsque le Roi abandonnant ses maîtresses pour son salut, revient à la religion sous la coupe de la Maintenon. Mais il n’a pas subi de rejet, comme cela serait indubitablement arrivé au XIX° siècle, où dans un même registre, George Sand faisait scandale.