Un revenu garanti pour tous ?

par lephénix
mardi 29 septembre 2015

Le travail de tous est-il encore indispensable à la production de richesses dans une économie automatisée ? Le trimestriel « L’Economie politique » consacre un dossier au revenu de base qui refait débat : il pourrait bien constituer une alternative à la chimère d’une poursuite d’un plein-emploi salarial pour le moins introuvable - pour permettre, peut-être, d’expérimenter un « plein emploi de la vie »…

« Les idées simples sont celles qui font le plus de chemin » dit-on. Celle d’un revenu universel pour tous trace obstinément le sien depuis…1516. Cette année-là, l’humaniste anglais Thomas More (1478-1535) évoque dans son Utopie la nécessité d’ « assurer l’existence à tous les membres de la société, afin que personne ne se trouvât dans la nécessité de voler ». Pour la première fois dans l’histoire de notre espèce plus ou moins laborieuse, l’idée d’un revenu de subsistance garanti afin de prévenir la délinquance ordinaire ou la révolte des démunis est lancée…

Depuis, elle n’en finit pas de hanter le « monde capitaliste industriel » et de nourrir le « débat » tant « à droite » qu’ « à gauche »… Précisément, la voilà qui quitte les « débats » intellectuels pour répondre à « l’épuisement de la société salariale » et l’essoufflement d’un système de protection sociale fondée sur ce qu’André Gorz (1923-2007) appelait le « travail-emploi ».

Ce principe d’un « droit à vivre » a été mis en application pour de vrai à Speenhamland, une bourgade anglaise où des juges, réunis dans le comté de Berkshire en 1795, s’accordèrent pour garantir le sort des individus par l’instauration d’un revenu minimum versé aux pauvres – mais peut-être s’agissait-il simplement, selon Françoise Gollain, de « rendre socialement tolérable une extension de l’indigence ». 

Cette première tentative de création d’un « capitalisme social » a été mise sous le boisseau par la création d’un « marché du travail », lieu théorique de rencontre entre une main d’œuvre prête à tout pour échapper à la faim et des entrepreneurs pourvoyeurs d’ « emplois »…

 

Le miroir brisé

C’est bien connu, « qui ne travaille pas ne mange pas » : comment accéder aux biens d’existence, à la reconnaissance sociale et à la « consommation » sans « emploi salarié » dans une société qui persiste à ne pas reconnaître son « sous-emploi » structurel tout en ne valorisant que cette forme-là de « travail » ?

Le « travail » peut-il être encore considéré comme la principale source de richesse alors que le nouvel horizon de l’industrie se réduit à la rhétorique de son « coût » et à la production sans hommes ?

La valeur d’une vie humaine se mesure-t-elle encore au montant d’un « salaire » décroissant alors qu’il faut de moins en moins de « travail » pour assurer une même « production » ou un même « service » ? Peut-on encore admettre que la vie des humains dépende de la « possession » d’un emploi salarié ou du déroulement d’une « carrière » tout confort dans un système centré sur une « croissance » de plus en plus introuvable - si ce n’est celle de « la dette » et du nombre de chômeurs ?

Voilà plus de vingt ans, l’économiste Yoland Bresson (1942-2014) constatait : « L’emploi est devenu le miroir unique, où il faut que nous nous regardions pour nous voir exister. Aujourd’hui, le miroir est brisé et beaucoup ne se reconnaissent plus, ils sont à la recherche de nouveaux miroirs. Vouloir réajuster celui de l’emploi, voilà l’utopie, le mauvais rêve qui condamnerait nos sociétés. » (1).

Depuis la première révolution industrielle, constate Françoise Gollain citant André Gorz, « la création de richesses marchandes distribuant de moins en moins de salaires, ces richesses devront être réparties sous une autre forme : une allocation inconditionnelle « est la mieux adaptée à une évolution qui fait du niveau général des connaissances, knowledge, la force productive principale ».

Ancien conseiller politique du ministre du Redressement productif et « intermittent du salariat », Julien Dorgnon constate : « La protection sociale, telle qu’elle s’est construite tout au long du XXe siècle au sein du compromis fordiste, a placé l’emploi salarié en régulateur central. Le fait de détenir ou non un emploi et les revenus qui l’accompagnent constitue la pierre angulaire sur laquelle est fondée toute la politique de redistribution. De fait, la très grande majorité des droits sociaux a été et demeure conditionnée à la position de l’individu au regard de l’emploi (…) La protection sociale en France suppose en effet un état de bonne intégration salariale de la population active, c’est-à-dire un équilibre stable et pérenne du marché du travail (…) La fragilisation de plus en plus massive de l’emploi et de la condition salariale devrait faire évoluer le modèle de protection sociale vers plus d’égalité, d’universalité et d’inconditionnalité et le rapprocher ainsi de la logique du revenu de base. ».

Quelles qu’en soient les appellations (revenu social garanti, allocation universelle, revenu d’existence, salaire à vie, etc.), l’idée gagne du terrain mais se heurte à de prévisibles réticences : être « payé à ne rien faire », n’est-ce pas une prime à l’oisiveté ? Etre payé juste « parce qu’on le vaut bien » ou « parce qu’on existe », cela fait-il société ?

 

Un « paradis imaginaire » ?

Dans une analyse synthétique des fondements du revenu de base, Denis Clerc met en garde contre l’apparente simplicité de sa dernière version en date, le Liber, ce « revenu de liberté pour tous », proposé par Marc de Basquiat et Gaspard Koenig - et inspiré par « l’impôt négatif » de Milton Friedman (1912-2006). Fixé à 450 euros mensuels par adulte et versé lorsque les revenus d’activité ne dépassent pas un certain montant (ce qui suppose d’occuper un « emploi » sous-payé…), il « n’améliore pas la situation des plus pauvres, ou seulement à la marge pour une partie d’entre eux, alors que cela améliore grandement celle des plus riches  » : « Bref, il faut bien admettre qu’il est impossible de transformer un carré en cercle, quels que soient les efforts que l’on fait pour parvenir à en convaincre la population. Aider les pauvres est une chose, aider les riches en est une autre. Le propre du Liber est de laisser croire que l’on peut habiller Pierre sans déshabiller Paul (ou le déshabiller peu) (…) Faire rêver à des paradis imaginaires est une constante des périodes de crise. Il serait temps de revenir aux (dures) réalités et de s’attaquer à des questions plus compliquées : par exemple, la simplification de la protection sociale ou son caractère insuffisamment redistributif, comme le montre la progression des inégalités. Et ce n’est pas avec le Liber qu’on obtiendra des résultats sur ces deux terrains. ».

Pour Christian Arnsperber (professeur à l’université de Lausanne), « toutes ces variantes d’un revenu de base inconditionnel – national ou local – ont en commun de réenvisager assez radicalement la création monétaire afin de faire du RBI un réel outil de transition socioécologique, plutôt que de n’être que le simple appendice d’une économie monétaire dont les mécanismes mêmes enserrent et étouffent une telle transition ».

Pour Carlo Vercellone (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), « l’institution d’un revenu social garanti instaurerait une « monnaie du commun », permettant de rendre soutenables certaines activités qui pourraient ainsi être socialement rémunérées  » - ce qui suppose une réforme monétaire et fiscale fondamentale : l’instauration d’un revenu social fixé à 800 euros sans toucher au système de protection sociale impliquerait « un renforcement de la progressivité des prélèvements, une taxation des transactions financières, une fiscalité des brevets, notamment des brevets dormants, et la taxation des grands oligopoles d’Internet qui exploitent le travail gratuit des consommateurs ».

Privilégiant la voie de « l’universalisation de la condition salariale » plutôt que son élagage, Jean-Marie Harribey redoute que le RSG n’affaiblisse le salariat et toutes les protections et droits sociaux qui l’entourent : « Derrière l’idée de revenu de base, il y a le danger d’une flexibilité accentuée du travail, et non d’un renforcement du pouvoir de négociation des salariés ». Mais son approche reste peut-être « liée à une idée du plein-emploi salarié, proche de l’âge d’or du modèle fordiste keynésien »…

Pour Carlo Vercellone, « dans une société où les gains de productivité, la création de savoirs et de richesses sont une œuvre collective », l’inconditionnalité remédie à l’arbitraire établi entre droit au revenu et effort individuel ainsi qu’à la « stigmatisation inéluctable associée à la conditionnalité et à la demande de contreparties ». Tout en préservant les acquis du Welfare State, le versement d’un RSG indépendant de l’activité salariée « ne pourra que renforcer le rapport de force des travailleurs à l’égard du capital  ».

 

La richesse et la vie

Dans ce riche dossier de L’Economie politique, Gilles Raveaud rend hommage à Bernard Maris, tué le 7 janvier dernier, cet économiste qui n’a guère « goûté le tournant scientiste pris par la « science économique » en direction des modèles mathématiques et de la réduction des phénomènes économiques à des interactions entre individus isolés ». Expliquant que ladite « science » était « le chant grégorien de la soumission des hommes  » (Ariane Chemin dans Le Monde), Bernard Maris estimait que l’allocation universelle « prendra acte de la fin du travail et distribuera des droits à consommer sur le volume des richesses socialement produites ».

Dans le dossier que Libération consacre, en « pleine crise migratoire », au revenu de base, l’économise Philippe Van Parijs rappelle : « Cessons de prétendre qu’on a besoin du travail à temps plein de chacun pour assurer à tous un niveau de vie décent. Mais prenons acte qu’on a besoin de l’engagement de chacun pour rendre ou garder vivables nos communautés humaines de plus en plus hétérogènes. Le socle fourni par le revenu de base est un ingrédient essentiel du cadre institutionnel dont nous avons besoin pour affronter les défis du XXIe siècle  ».

Dans l’entre-deux-guerres de toutes les occasions manquées, l’ancien député de Chamonix Jacques Duboin (1878-1976) fut le héraut, bien oublié aujourd’hui, du « revenu social pour tous » : le travail des machines permettait à l’homme, libéré de l’angoisse du lendemain par le versement de ce revenu, de se consacrer à d’autres tâches d’utilité sociale pour un « enrichissement de la vie par la joie de tous » - c’était déjà dans La Grande Relève des hommes par la science (1935) (2)…

Assurément, la garantie d’un revenu suffisant, indépendante de toute contribution au « processus productif », introduit une « rupture » dans notre imaginaire productiviste et consumériste. Elle déplacerait la « question sociale » du « travail-emploi » au « travail-œuvre » (la poïésis) – celui qui permet à l’individu d’accomplir son potentiel dans un « ordre des choses » fort différent des « constructions » de la « théorie économique classique », indexé sur la réalité des personnes affranchies de la contrainte d’une chimérique « rentabilité » à vie et sur celle d’une biosphère dont la révocable hospitalité n’est pas intégrée par la « rationalité économique ».

 

  1. Yoland Bresson, Le partage du temps et des revenus, Economica, 1994

  2. Un précédent article sur Agora Vox a été consacré à Jacques Duboin. Voir aussi l’article de Denis Clerc dans L’Economie politique.

     


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