Un « self-service de la fraude » dans l’Education nationale ?

par Daniel Arnaud
mardi 15 février 2011

Alors que Ben Ali tombait en Tunisie, et que Mubarak suivait un peu plus tard en Egypte, on en était venu à oublier que nos grands Etats démocratiques abritaient quelquefois des potentats locaux qui n'avaient rien à envier à ces régimes. L'un d'eux, qui ressemblerait à une petite oligarchie méditerranéenne fonctionnant sur le népotisme et la loi du silence, vient-il d'être ébranlé par la Justice ? C'est la question qui se pose actuellement en Corse, à propos du fonctionnement même d'un service public qui, plus que tout autre, devrait être irréprochable. Plusieurs personnels de l'Education nationale comparaissaient effectivement devant le tribunal correctionnel d'Ajaccio le vendredi 11 février dans le cadre d'une affaire de fraude à divers examens et concours. Alors, méprise sur un rectorat au-dessus de tout soupçon, ou bien mise au jour de pratiques pour le moins... douteuses ?

La fraude consiste dans une action destinée à tromper, soit dans le cadre d'une manoeuvre déloyale, soit dans le cadre d'une manoeuvre illégale ; le but pouvant être, en matière pénale, l'obtention d'un avantage matériel ou moral afin d'échapper à l'exécution des lois. Tel était le chef d'accusation retenu à l'encontre des huit prévenus qui comparaissaient le vendredi 11 février devant le tribunal correctionnel d'Ajaccio.

Il faut rappeler que l’académie de Corse se trouve dans la tourmente depuis l’automne 2008. Plusieurs personnels de l'Education nationale (dont l’ancien secrétaire général du rectorat et deux enseignants cortenais) sont alors mis en examen dans le cadre d’une enquête sur le recrutement des professeurs des écoles en 2007, à laquelle est venu s’ajouter, d'une part, un soupçon sur un concours de documentaliste, et, d'autre part, un doute sur le Bac 2008. Les écoutes téléphoniques dont les autorités académiques ont fait l’objet révèleraient que des notes de ce dernier auraient été remontées sur commande, afin de privilégier certaines familles. Clanisme ? Clientélisme ? Une accusation que les syndicats d’enseignants insulaires, qui soutiennent leurs collègues mis en cause dans la dernière affaire, rejettent catégoriquement. Pour eux, elle devrait être dissociée des deux autres, et ne relèverait que d’une méprise quant à une banale procédure d’harmonisation. Les intéressés, en somme, seraient poursuivis… pour avoir fait leur travail.

Votre serviteur a assisté, l'après-midi, au réquisitoire et aux plaidoiries. Le procureur de la République, lui, a lié les trois affaires. En évoquant un "self-service de la fraude" au rectorat de l'académie de Corse, il a en fait dénoncer un véritable pacte immoral, comme pourrait l'écrire Sophie Coignard ; c'est-à-dire un système contredisant l'égalité républicaine dans un service public digne de ce nom, pour lui préférer le népotisme et l'appartenance "au village", dont le pivot serait cet ancien secrétaire général qui aurait davantage joué au chef de bande. Thomas Pison a à cette occasion administré une magistrale leçon d'Etat de droit au recteur, en lui rappelant que la Justice ne se rend pas dans la rue, mais bien dans le prétoire... au terme d'un débat fondé en raison, contradictoire et serein. A juste titre, puisque Michel Barat s'est illustré dans la contestation de la légitimité même du procès pendant une assez longue période, avec une campagne de communication menée dans les médias et par syndicats inféodés au pouvoir ; une campagne ayant essentiellement pour but de détourner l'attention des plus hauts responsables incriminés en la focalisant plutôt sur le sort des deux enseignants... et en suscitant la compassion pour eux. La fragilité de la plus jeune était manifestement de nature à favoriser un courant de sympathie (au sens étymologique du terme) conduisant à oublier toute réflexion, et jusqu'au fait que l'ex-bras droit du recteur était poursuivi en priorité. C'est avec beaucoup de cynisme que l'institution, sous couvert de "soutenir ses personnels" (ce qu'elle ne fait habituellement jamais) a de cette manière recouru à la stratégie du leurre et du fusible... Comme ne manquent pas de le faire ces régimes totalitaires qui savent mettre en avant une héroïne sympathique ou une petite fille inoffensive dans des cérémonies parfaitement orchestrées : l'émotion collective glisse alors facilement vers l'adhésion des masses au régime, et le procédé aboutit à l'annihilation de l'esprit critique ; ou, lorsqu'il subsiste, à son assimilation à de "l'insensibilité".

Dans une telle perspective, la fraude, c'est encore ces tracts syndicaux déversés dans les collèges et les lycées de l'île à seule fin de tromper l'opinion : servir, dès l'annonce du renvoi en correctionnelle, un discours de type "scandaleux : nos deux collègues vont être jugés pour avoir fait leur travail dans un jury d'examen", alors que le fond de l'affaire se situe dans ce qui a pu être dit ou fait en amont, c'est effectivement recueillir jusqu'aux portes du tribunal l'avantage moral de la pression populaire en l'achetant avec de la fausse monnaie. C'est au moyen de ce discours falsifié, qui occulte délibérément les faits troublants révélés par la mise sur écoute du rectorat, qu'il a été possible de mobiliser à plusieurs reprises le corps enseignant depuis trois ans (4000 manifestants à Corte en 2008 !). Et il ne faisait pas bon, en ce temps-là, d'interroger le bien fondé de la démarche dans les "salles des profs" soumises à la bonne parole académique. De l'art de conditionner les esprits. Solidarité ? Certainement pas. Mais tyrannie de la majorité, comme avertissait Tocqueville...

La fraude, c'est enfin la plaidoirie de Me Sollacaro, l'un des avocats qui se sont succédés après le réquisitoire, dont le but s'est avéré de faire passer l'instruction pour du "racisme anti-corse". Le malheureux, dont votre serviteur appréciait pourtant l'éloquence dans l'affaire Colonna, s'est discrédité en tombant dans le travers de la victimisation, qui n'est que le symétrique de ce qu'elle prétend combattre : interdire la mise en cause de tout ce qui se passe au sein d'une collectivité, au prétexte que cela équivaudrait à la stigmatiser. Un procès d'intention absurde, en l'occurence. Car, si les faits sont avérés, c'est justement cette façon d'alimenter un "circulez, il n'y a rien à voir, sinon vous êtes racistes" qui vient contredire l'intérêt de la Corse et des Corses. Nous avons le droit de savoir si, dans l'île, des personnels d'éducation subissent des pressions hiérarchiques ; si l'égalité entre les candidats est garantie aux examens et aux concours ; et si les services académiques assurent bien l'intérêt public. Que les choses puissent être dites, voilà la transparence que devrait souhaiter tout enseignant soucieux du niveau des savoirs qu'il transmet devant les classes dont il a la charge. Or, le procureur de la République, à cet égard, n'a fait que dire tout haut dans le prétoire ce que bon nombre de professeurs et de parents d'élèves pressentent tout bas à longueur d'année scolaire... C'est pourquoi cette affaire repésente non pas un "scandale", mais une chance à saisir pour rompre avec des pratiques qui n'ont pas leur place dans l'Education nationale.

Le verdict a été rendu en début de soirée : relaxes pour les deux candidats au concours de recrutement des professeurs des écoles en 2007, qui selon leurs défenseurs ont été initialement pris comme boucs émissaires par l'institution ; condamnations pour les personnels administratifs impliqués dans la seconde affaire ; et renvoi au 20 mai, dans la troisième, pour Dominique Martinetti et les deux enseignants...

 

Daniel Arnaud

Auteur de La Corse et l'idée républicaine (L'Harmattan, 2006) et de Dernières nouvelles du front, choses vues dans un système éducatif à la dérive (L'Harmattan, 2008).

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