Une certaine vision du monde

par Monolecte
samedi 24 octobre 2015

 Cela fait tellement longtemps que l’on reproche aux gauchistes de tous poils de ne savoir que critiquer et ne jamais rien proposer à la place, que j’ai fini par me dire qu’il y avait peut-être un fond de vérité à cette assertion. Et qu’à force de nous barricader derrière nos certitudes énervées et nos doutes consternés, nous sommes peut-être passés à côté des solutions que nous espérons tous. Parce qu’après tout, de droite ou de gauche, une bonne idée reste une bonne idée — non ? — et qu’il serait dommage de rater toutes celles que nos ennemis idéologiques ont peut-être déjà pondu et qu’ils ne peuvent mettre en œuvre, par le fait de nos blocages passéistes et corporatistes.
En gros, je me suis dit qu’il était temps de sortir du carcan de la pensée unique et d’aller voir de l’autre côté du miroir si j’y suis.

À l’heure où les grands fauves vont boire

Petit coup d’œil en arrivant à la salle bien remplie d’une grosse centaine de personnes. Profil sociologique standard : essentiellement des hommes, pratiquement que des vieux, uniquement des blancs et visiblement plutôt des bourgeois. Sur l’estrade des intervenants, la brochette habituelle des orateurs en costard blanchis par une trop longue exposition au pouvoir. J’ai l’impression d’être une mouche à merde dans l’assiette de caviar. Mais voilà, on est ici pour parler du développement territorial d’une zone enclavée et forcément, ça m’intéresse. Enfin, parler… on est surtout là pour écouter.

Je repère un seul autre ordinateur portable dans la salle, en dehors de celui qui sert à projeter des PowerPoint sur l’écran et qui tombera en carafe après le deuxième intervenant, celui qui est venu parler d’agriculture. Cela m’intéresse, les développements agricoles, parce qu’avec tout ce qui s’est passé ces dernières années sur ce chapitre, c’est sûr, les lignes sont en train de bouger. Et puis, dans cette salle se concentre à peu près tout ce qui a du pouvoir, de l’influence et de l’argent à 100 kilomètres à la ronde. Les forces vives de la nation. Celles qui prétendent mieux savoir que tous les autres ce qui est bon.
Pour qui, c’est une autre question.

Je nourris de grands espoirs sur l’intervention de cet ami de la terre quand il commence par annoncer qu’il a lu Fabrice Nicolino avant d’entrer dans l’arène. Espoir bien vite avorté, car le ton est immédiatement donné, en agitant quelques feuilles censées contenir le dernier article de notre ami journaliste et qui sont commentées en ces termes :

Ceci est un résumé de toutes les âneries qu’on peut entendre sur l’agriculture. C’est fabuleux de connerie !

Monsieur Je n’aime vraiment pas Nicolino n’est pas n’importe qui. Il préside l’une de ces coopératives agricoles qui règnent aujourd’hui sur de petits empires financiers. Au départ créées autour de regroupements d’agriculteurs qui voulaient mutualiser leurs moyens et surtout peser dans les négociations avec la distribution et les marchés, les coopératives agricoles ont suivi la trajectoire habituelle des entités capitalistes : grossir, se diversifier, se bouffer entre elles et devenir quelque chose de tout à fait différent de ce qui était prévu au départ. La petite machine de guerre que représente l’orateur pèse actuellement plus de 5000 emplois et 1,5 mrd € de CA. Une paille que le monsieur résume rapidement : l’agroalimentaire est le premier employeur du sud-ouest et aussi le «  parent pauvre » des politiques publiques. Mais c’est surtout que les agriculteurs sont victimes des blocages idéologiques de la société.

Il cite en exemple la résistance des consommateurs aux OGM, ces grands bienfaiteurs de l’humanité — partout, sauf en France — et nous en livre une variable explicative pour le moins inattendue :

Pourquoi les OGM ne marchent pas en France ? Parce que ce sont les femmes qui font les courses. Et que les femmes sont des mères. Et qu’elles refusent de donner des OGM à leurs enfants ! Le monde entier fait de l’OGM, sauf nous !

Parce qu’il y a comme un flottement dans l’hémicycle, il se dépêche d’ajouter : «  Bien sûr, je caricature un peu ! »
Il doit caricaturer encore un peu quand, en sortant à la fin de la conférence, je l’entends commenter de la sorte une discussion autour de l’impossibilité du modèle agricole paysan — modèle qu’il a pourtant fait semblant de défendre à la tribune, comme « complément naturel » de l’agriculture industrielle qu’il appelle de tous ses vœux :

Faut leur dire aux jeunes agriculteurs que l’exploitation familiale, ça ne peut pas marcher : à tous les coups, le paysan finit cocu ou divorcé et même plus surement cocu et divorcé !

Là aussi, on voit bien qui est la fossoyeuse de l’agriculture française sévèrement burnée.

Principe de précaution et modèle industriel

Autre cible de prédilection de monsieur Coopérative : le principe de précaution qui est «  un couperet » et qui «  empêche de faire quoi que ce soit ».

Un autre orateur brodera plus tard sur ce thème :

Le principe de précaution est une erreur sémantique des textes.
Par construction, tu dois agir, sachant que tu ne sais pas.
Si on ne sait pas et qu’on s’arrête, c’est un principe d’inaction, un principe mortifère, et ça nous tue.
Si on ne fait pas, on fait du chômage.

Ensuite, tout le monde y passe. Il trouve «  baroques » les jachères où l’on est «  payé pour ne pas travailler et faire pousser des pelouses ! »

Le Grenelle de l’environnement, qui ne se distingue ni à droite ni à gauche, est caractéristique de gens qui n’y entendent rien à l’agriculture :

Ils disent qu’il faut baisser de 50 % les phytosanitaires d’ici 2025. Les phytosanitaires, c’est pour soigner les plantes : une plante qu’on ne soigne pas ne pousse pas, pas plus qu’elle ne peut pousser sans engrais. Je vais à Paris pour discuter. Concrètement, on est menacé de nous faire sauter 10 ans de résultats, soit 1000 emplois. C’est dramatique. Le sens global de mieux produire, bien sûr qu’il faut le faire, mais décréter qu’une plante, on va lui couper 50 % de ses soins ou de son alimentation, c’est un truc de forcenés.

Je suis terrifiée : comment ont bien pu faire les plantes pour ne pas succomber d’inanition pendant les 475 millions d’années où elles ont dû attendre l’apparition des agriculteurs sur Terre ?

Sivens y passe aussi :

On ne peut plus irriguer, ça bousille des exploitations et pas des grosses. Derrière tout ça, le monde politique n’a pas pigé l’enjeu économique et de l’emploi.

Mais monsieur Agroalimentaire moderne voit plus loin que les crispations françaises et se positionne dans le grand marché concurrentiel international.

Pourquoi cette crise ? Parce qu’il faut redonner de la compétitivité si on veut progresser, donc donner l’accès à l’innovation, y compris dans le cadre social et fiscal. Pour le cadre social, il faut voir comment ont fait les Allemands sur le lait ou le porc, avec de très grosses exploitations : les 1000 vaches sont loin derrière. Les Allemands l’ont fait. Ils ont mis en place la méthanisation au maïs, la céréale la plus méthanogène. Mais non, en France, on n’a pas d’aide si on met du maïs dedans. Dans notre beau pays, c’est comme ça que ça se passe !
Sur la taille des exploitations, c’est un faux sujet, il y a de la place pour les grosses qui font de la matière première de base, mais aussi pour les petites exploitations locales en circuits courts, voire la coexistence des deux modes de production sur la même exploitation.

Pour Monsieur Plus, on l’a bien compris, le salut est dans l’industrialisation à haut niveau de l’agriculture française et c’est seulement les grosses unités qui sont rentables. Il faut faire gros et il faut aussi moins d’entraves, de règlementations, de taxes, etc.

Il y a très peu de filières qui vont gagner de l’argent cette année dans les grandes cultures et les grands élevages. Les agriculteurs sont prêts à tout, ils veulent tout péter — y compris les coopératives.

Donc finalement, si l’on suit bien son raisonnement, seules les exploitations industrielles de très grande taille sont rentables. Admettons. Or, il se trouve que ce sont aussi celles qui récupèrent 80 % des subventions de la PAC, puisque celles-ci sont essentiellement proportionnées aux volumes. Déjà, fâcheux, comme démonstration, puisque, par définition, une entreprise rentable n’a pas besoin d’être soutenue. Mais le meilleur dans l’histoire c’est quand même qu’il explique sans rougir que les grosses unités — prétendument les seules rentables et pourtant essentiellement les plus soutenues — vont toutes être dans le rouge cette année et que c’est, en gros, la faute aux charges !
Personnellement, j’y vois plutôt la faillite de son modèle agricole, avec des couts de production monstrueux — la plupart des gens ignorent que l’agriculture intensive surconsomme des machines agricoles dont la grande majorité coute plus cher qu’une maison. Franchement ! — des méthodes qui pourrissent la terre, l’environnement, la santé des agriculteurs et des consommateurs et qui produisent de la merde à la fin, ce que confirme le consultant, approuvé par les petits rires entendus de l’assistance :

Si vous voulez quelque chose qui a du gout, il y en a, vous trouverez toujours ; si vous voulez juste de la viande, c’est autre chose.

Pour lui, il faut rattacher l’origine de l’agriculture industrielle à la nécessité de nourrir la classe ouvrière en croissance exponentielle depuis le XIXe siècle alors même qu’elle ravit des bras à la paysannerie :

Pour que l’industrie marche, il faut que la nourriture des travailleurs soit très peu chère, donc nous devons financer l’agriculteur.

Autrement dit, on produit de la merde à grande échelle pour nourrir la masse des travailleurs. Mais pour les autres — sous-entendu : eux, ceux qui savent apprécier et ont surtout les moyens de payer — , on continuera à faire de bonnes choses.

Principe d’exploitation maximum

Quant à l’agriculture bio, c’est une agriculture de niche, c’est idiot !

Effectivement, vu comme cela, le changement agricole, ce n’est pas pour maintenant. Surtout quand il rajoute, en réponse à une question sur le bilan carbone :

Ce n’est pas intuitif, mais il faut savoir que l’augmentation des rendements en agriculture augmente l’absorption du CO2 : un hectare de maïs nettoie plus l’air qu’un hectare de forêt !

Sauf que la forêt, elle n’a pas besoin de tracteurs, de pétrole, de chimie et d’irrigation pour pousser, ce qui a un peu tendance à plomber le bilan carbone de l’hectare de maïs !

Au départ, on devait parler de la manière de développer le territoire, d’y maintenir et d’y faire vivre la population, avec l’habituelle rengaine de la déréglementation à tout va pour sauver le sacrosaint emploi. À l’arrivée, c’est une autre vision de travail qui se dessine quand on met le modèle Über sur le tapis :

C’est un changement de société en terme d’emploi : beaucoup d’emplois sont automatisables (algorithme, machine, robot). Il faut s’adapter, juste un peu freiner pour se donner le temps d’adaptation. On va supprimer beaucoup d’emplois. Dans l’agriculture, on dégraisse depuis un moment. D’où la question de la formation des gens. Comment adapter les gens ? L’imprimante 3D va remplacer plein d’usines et plein de gens dedans. Ce pays est figé sur son projet éducatif depuis des décennies. Il nous faut donc mobiliser et influencer les politiques autour de cette problématique pour laquelle nous n’avons pas de projets, mais nous allons prendre le mur quand même. Dans 10 ou 15 ans, là où il y a 1000 personnes, il en restera bien peu. Exemple : la distribution où la substitution va jouer à fond, alors que c’est un très gros employeur, l’un des plus importants en France.
L’emploi aux USA, ce sont des jobs hors système, les gens gagnent bien leur vie, mais ne paient plus d’impôts.

Une autre vision du monde, je vous dis, servie par un dernier intervenant interrogé sur son expérience de patron en Chine (parce que patron en Chine, c’est quand même le top de la modernité et du progrès social en marche !).

J’ai gardé un très bon souvenir de mon séjour en Chine : les Chinois bossent jour et nuit et sans demander de l’argent en plus, c’est la clé de la réussite, alors qu’en France, on ne peut pas bosser, ici, le marché du travail est totalement bloqué. En Chine je recrute, puis je vire sans problème, les gens sont partis avec un chèque et un sourire. Ils n’y avaient pas de peur de perdre leur emploi. En France, on vit sur la peur, il est très difficile de mettre les gens dehors : ne pas pouvoir les mettre dehors et ne pas pouvoir les faire travailler non plus, c’est difficile…

Ben voilà, il suffisait de le dire : le modèle, c’est la Chine !

Je laisse la conclusion à l’organisateur de cette rencontre :

L’humanisme est au cœur des préoccupations de nos intervenants !


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