Une idéologie mal aimée : l’égalitarisme (1)
par Jordi Grau
jeudi 22 juillet 2010
L’égalitarisme n’a pas bonne presse. Même à gauche, où l’on est censé lutter contre les inégalités, il fait souvent figure d’idéologie ringarde, irréaliste, voire dangereuse. Cette réputation est-elle justifiée ? Que valent exactement les arguments utilisés pour discréditer l’égalitarisme ? C’est à ces questions que cet article tâche de répondre.
Persistance des inégalités
Depuis deux siècles au moins, des combats ont été livrés contre des inégalités jugées illégitimes. Certains ont été victorieux : dans de nombreux pays, les privilèges de la noblesse et du clergé ont été abolis, l’esclavage a presque entièrement disparu, la démocratie s’est imposée, les femmes sont devenues les égales des hommes (devant la loi, en tout cas), les discriminations homophobes se sont atténuées, etc.
Il serait pourtant très exagéré de dire que l’égalitarisme est en passe de triompher. Certaines inégalités, qui avaient pu reculer un moment, ont augmenté significativement depuis trente ans. C’est le cas, bien entendu, des inégalités de richesses. Mais il faudrait également parler des inégalités de pouvoir, tant dans les entreprises que dans la vie politique. Désorganisés, mis en concurrence, paralysés par la peur du chômage, les salariés sont devenus extrêmement démunis face au pouvoir des actionnaires et des patrons. Les patrons eux-mêmes ne sont pas égaux : on sait que les grosses entreprises sont souvent assez fortes pour imposer aux petites des contrats iniques. Quant au pouvoir politique, il est plus que jamais accaparé par une petite « élite » privilégiée sur les plans culturel, social et financier.
Triomphe des idéologies élitistes
Ainsi, malgré de beaux slogans (« Liberté, Égalité, Fraternité », « Égalité des chances », « Équité »), nous vivons encore dans des sociétés foncièrement inégalitaires. Pourquoi cette situation est-elle encore tolérée ? Il y a à cela de nombreuses raisons, au premier rang desquelles la croissance économique. Quand notre pouvoir d’achat augmente, nous trouvons moins scandaleux l’enrichissement des plus riches, même s’il est plus rapide que le nôtre. Mais la croissance, c’est le moins qu’on puisse dire, ne profite pas à tout le monde. De plus, elle est menacée par la crise actuelle du capitalisme, sans parler de l’épuisement des ressources naturelles.
Est-ce à dire qu’il faut s’attendre à une multiplication des explosions sociales dans les années à venir ? C’est bien possible. Ces révoltes accoucheront-elles de sociétés plus égalitaires ? Rien n’est moins sûr, étant donné le poids de l’idéologie néolibérale et la méfiance à l’égard de toute pensée qui entend subvertir l’ordre établi. Aujourd’hui, à gauche comme à droite, les idéologies dominantes sont hostiles à l’égalitarisme. Par égalitarisme, j’entends un courant idéologique qui prône un maximum d’égalité entre les hommes dans tous les domaines : économique, mais aussi politique, juridique, culturel, etc. Je dis « courant idéologique », car il n’y a pas une unique doctrine égalitariste, de même qu’il n’y a pas une seule forme de libéralisme. De plus, certains auteurs peuvent être extrêmement égalitaristes dans certains domaines et en même temps très conservateurs dans d’autres. C’est ainsi que Rousseau, considéré à juste titre comme un des chefs de file du courant égalitariste, écrivait que les femmes étaient naturellement inférieures aux hommes.
Maintenant que nous savons à peu près ce qu’est l’égalitarisme, demandons-nous ce qu’on lui reproche. S’agit-il de ses contradictions ? Critique-t-on Rousseau pour son sexisme ? Oui, sans doute, mais son vrai crime est ailleurs. Ce qu’on reproche aux égalitaristes c’est de vouloir TROP d’égalité. Ils estiment, ces infâmes perturbateurs, que l’égalité devant la loi n’est pas suffisante. Ils se méfient de l’« égalité des chances », qu’ils soupçonnent d’être la petite couche de sucre dont on enrobe la pilule de l’ordre social. Ce que veulent ces dangereux fanatiques, c’est une réduction drastique des inégalités dans les domaines économiques, sociaux, politiques et culturels. Ce qu’ils refusent, c’est que des êtres humains en dominent d’autres grâce à leur argent, leurs diplômes, leur appartenance à une classe privilégiée, etc.
Comme on le voit, ces revendications ont l’air plutôt sympathiques. Pourtant, elles ne sont pas reprises par grand monde. Cela est assez compréhensible de la part des « élites », qui n’ont guère envie de renoncer à leurs privilèges. C’est plus étonnant de la part des classes populaires, et même des classes moyennes, qui auraient sans doute intérêt à une distribution plus égale des richesses, des savoirs et des pouvoirs. Seulement l’égalitarisme se heurte à un grand nombre d’objections, dont certaines sont très séduisantes. Pour l’instant, contentons-nous d’en étudier deux, quittes à poursuivre cette analyse dans d’éventuels futurs articles.
1er argument contre l’égalitarisme : un monde uniforme serait d’un ennui mortel
Voilà un argument qu’on entend souvent dans la bouche de ceux qui prétendent justifier les inégalités entre les hommes. On pourrait le résumer de la manière suivante :
« Ce qui rend la vie si belle et si passionnante, c’est sa diversité infinie. Tel est du moins le jugement des esprits sains, ceux qui aiment à jouir de l’existence. Car il est des malades, trop faibles sans doute pour supporter l’innocente dureté de la vie, qui voudraient purifier cette dernière de sa complexité. Ces êtres souffreteux, jaloux, obtus, ce sont les partisans de l’égalitarisme. Que pas une seule tête ne dépasse ! Tel est leur mot d’ordre. Et l’on sait bien, depuis la dictature de Robespierre, qu’il est à prendre au pied de la lettre. Le rêve de ces dangereux dépressifs ? Que tout le monde – adulte ou enfant, vieux ou jeune, homme ou femme, blanc ou noir, riche ou pauvre – porte un uniforme grisâtre et marche d’un même pas dans un monde transformé en un gigantesque kolkhoze. »
L’argument est beau. Est-il pour autant bon ? J’ai bien peur que non. Ceux qui tiennent ce genre de discours commettent l’erreur – bien excusable, il est vrai – de confondre égalité et identité. En gros, ils disent que la vie serait bien triste si tout le monde était pareil. Et ils ont parfaitement raison de le dire. Seulement, ce n’est pas parce que des êtres humains sont égaux qu’ils sont pareils. Des personnes sont égales entre elles si aucune n’est globalement avantagée par rapport à l’autre. Cela n’implique aucunement qu’elles soient identiques, interchangeables. Deux amis, par exemple, peuvent avoir à peu près le même rang social, le même degré d’intelligence et la même force physique, sans pour autant avoir le même caractère, les mêmes centres d’intérêt, etc. Il est d’ailleurs probable qu’ils se distinguent en de nombreux points, sans quoi ils n’auraient guère de plaisir à se fréquenter. De la même manière, deux personnes peuvent exercer des métiers bien différents sans que l’une soit avantagée par rapport à l’autre. Un peintre et un musicien ne font pas la même chose. Est-ce à dire qu’il y ait entre eux une quelconque hiérarchie ?
Ainsi, il n’est pas sûr qu’une société égalitaire soit nécessairement uniforme. Il y a même lieu de penser le contraire. Car pour que tous les individus portent un même uniforme (au sens propre ou au sens figuré), il faut les dominer. L’uniformité d’une société suppose de fortes inégalités entre l’élite dirigeante et la masse des gens ordinaires. Si les hommes du rang marchent d’un même pas, dans une armée, c’est qu’ils sont contrôlés par une hiérarchie très stricte. Si les régimes « communistes » sont parvenus, dans une certaine mesure, à imposer une même manière de penser et d’agir à des millions d’hommes, c’est qu’ils étaient très loin d’être égalitaires ! Il y a donc lieu de distinguer entre deux formes d’égalités. La première, cette triste uniformité qu’on dénonce à juste titre, est le produit d’un rapport de domination. Elle suppose l’existence d’une société très inégalitaire, où chacun doit se couler dans un moule correspondant à son statut social. La seconde forme d’égalité est au contraire l’autre nom de la liberté.
2ème argument : une égalité parfaite entre les hommes est impossible
Cet argument est parfaitement exact, et ce pour deux raisons. La première est qu’on ne peut pas définir ce que serait une égalité parfaite. Il est clair que l’égalité des revenus ne suffirait pas : les hommes sont inégaux quant à leur intelligence, leur puissance physique, leur force psychologique, leur situation géographique, etc. Il faudrait donc évaluer tous les handicaps de chacun – petits ou grands – de manière à pouvoir les compenser correctement. Tâche infinie s’il en est. À supposer toutefois qu’elle soit réalisable, comment l’appliquer concrètement ? Il faudrait instituer pour cela une bureaucratie omniprésente et tatillonne, ce qui impliquerait inévitablement une énorme inégalité entre citoyens bureaucrates et citoyens ordinaires.
Tout cela est vrai, mais peu pertinent. À ma connaissance, les égalitaristes n’ont jamais prétendu qu’il fallait instituer une égalité parfaite entre les hommes. En revanche, ils se sont toujours opposés à ces inégalités fortes et durables qu’on appelle rapports de domination. Ce qui est vraiment choquant, dans la société actuelle, ce n’est pas que certains aient un peu plus de richesses ou de pouvoir que d’autres : c’est que des groupes privilégiés aient amassé un tel capital économique, social et culturel, qu’ils ont les moyens d’imposer leurs désirs au reste de la société.
(À suivre)