Biffins de Belleville : l’innovation ou la misère

par llecuyer
lundi 23 mai 2011

Alors que les rues d'Espagne s'agitent après celles de Tunis et d'Athènes, à Paris les riverains de Belleville et la maire du 20ème arrondissement ont manifesté ensemble le 20 mai au soir pour exiger l'évacuation du "marché de la misère" de Belleville. Analyse.

Allégorie de la Madone des Biffins
 

La tension monte à Paris sur le Boulevard de Belleville. Depuis deux mois, une bonne centaine de vendeurs à la sauvette, les « Biffins », sont revenus s'installer sur le terre plein central entre les métros Couronnes et Belleville. En fin d'après midi et jusqu'au coucher du soleil, ils vendent à même le sol toutes sortes d'objets, vêtements, chaussures, chargeurs pour téléphones, café moulu, abat-jours, sacs à dos... Des occasions pour la plupart trouvées dans les poubelles ou échangées à leurs voisins, ou pour certains tombées du camion. Excédés par le bruit, la foule et les détritus qui parsèment le paysage urbain, plusieurs riverains de Belleville ont monté une association et demandent que la police intervienne. La maire du 20ème, Mme Calandra (PS), semble les entendre.

L'histoire se répète

Un an plus tôt, Sauve qui peut ! L'intervention de la préfecture à la demande du maire du 19ème, cette fois (Le boulevard de Belleville Couronne jouxte les deux arrondissements), avait réussi à faire décamper les malheureux. Coursés par la police, on avait retrouvé les vendeurs à la sauvette en marge des puces de Saint Ouen ou de Montreuil. Quelques semaines plus tard, porte de Montreuil, des riverains « excédés » à leur tour ont dit leur ras le bol. Nouvelle manche du chat et de la souris, intervention de la mairie et de la police, et voilà les biffins repartis à Saint Ouen ou allés tenter leur chance porte de Bagnolet... Jusque sur les passerelles piétons qui enjambent le périph, attisant la curiosité des automobilistes.

La prospérité ou la biffe !

Mais en ces temps de grande prospérité économique pour certains et de vache maigre pour d'autres, la misère est apparemment (très) tenace. Pour preuve ces « travailleurs informels », comme on les appelle sous d'autres latitudes, ont fini par revenir à Belleville. On les a laissé faire (aurait-on pu faire autrement, d'ailleurs ? Les policiers s'avouent démunis), jusqu'à cette réunion houleuse au conseil de quartier de Belleville, le 10 mai, où la maire du 20ème a proposé d'organiser la manifestation de ce soir.

Pas question d'autoriser les biffins, leur activité est trop miséreuse ! Déclarait la maire PS, oubliant qu'il n'y a pas de travail pour cette partie de la France et qu'en conséquence, la biffe est probablement pour ces gens-là la moins mauvaise des misères alors même qu'elle soulage, juste un peu, les dépenses d'assurance vieillesse ou d'aide sociale en attendant, peut-être, une réforme plus radicale...

Porte de Montmartre

Biffe : morceau de chiffon

Aux marges des puces ou à Belleville, la population des biffins étonne toujours par sa pyramide des âges. De fait, les vieux et les très vieux sont en force : c'est la France pauvre et urbaine de la bricole jusqu’à 70 piges facile. Plus qu'une raison de vivre, on lutte pour un gagne-pain et, pour certains pour un peu de dignité : la biffe, activité aussi vieille que la métallurgie, constitue un travail avec ses techniques propres et donne naissance, osons le terme, à un réseau social.

Bien sûr, il y a des produits volés, des jeunes qui pourraient faire autre chose, un peu d'insécurité. Oui les Roms et les Chinois sans papier, terreau rêvé pour les politiciens en quête de boucs émissaires, ont remplacé les Espagnols ou les ritals des années 50. Ainsi va la vie, plus tenace que toutes les Marine. Selon une enquête très complète, menée en août 2008 par l'association ADIE sur les biffins de Montmartre, une majorité de ces vendeurs informels n'a pas d'autre activité possible que la biffe, pour un ensemble de raisons qui n'est pas difficile à concevoir : niveau de qualification et persistance élevée du chômage, par exemple.


 

Le carré des biffins à Porte de montmartre

Est-ce ce constat qui a poussé la mairie du 18ème à expérimenter un espace de vente légal pour les biffins ? Non, affirme le collectif Sauve qui peut de la Porte Montmartre, pour qui la solution trouvée est le résultat d'une pression citoyenne locale, qui a su fédérer habitants, biffins et commerçants, tous motivés par l’humanité et l’intelligence, plutôt que la démagogie et les solutions expéditives. Un « carré des biffins » a donc vu le jour, sous les auspices de la mairie et de la concertation : une centaine de places pour les Biffins, où ils peuvent exercer sous certaines conditions en étant accompagnés par une association. Depuis, cet espace légal facilite indéniablement la vie d'une centaine de travailleurs pauvres... Même si certains biffins septuagénaires refusent le dispositif et continuent la biffe 30 mètres à côté. Là, devant les portes fermées du collège de la porte Montmartre, aucun riverain ou presque, pour les empêcher de travailler.

Faut-il faire la même chose à Belleville ?

A Belleville, les lieux sans habitants sont plus rares. Le dialogue et la concertation sont présents, depuis notamment cette réunion débat organisée par plusieurs associations locales au centre social du bas Belleville, en mai 2010. Depuis, il y a eu un peu d'« agit prop » vis-à-vis de la mairie taxée d’indifférence, et un collectif s'est créé : il rassemble des militants associatifs, des habitants et des élus politiques. Son objectif, contribuer à une solution concertée à partir d'un constat partagé simple :

1. la solution policière, parce qu’elle déplace au lieu de résoudre, est irresponsable,

2. Les Biffins n'ont pour la plupart pas d'autre travail possible que la biffe.

Une fois ce double constat fait et mise de côté une hypothétique révolution du système, la nécessité d'un combat commun émerge : il s'agit de construire avec toute les « parties prenantes », riverains, mairies, commerçants et biffins, la moins mauvaise des solutions possibles.

 

Post Scriptum - Mardi 20 mai vers 21hoo, je passais sur le boulevard pour voir. Seuls restaient quelques tas de vêtements, un vendeur de café et des glaneurs. J'alpaguais un vieil homme avec un sac Ikéa plein à rabord et un caddie.

- Vous avez pas vu une manifestation ?

- Non, rien du tout.

- Vous avez bien travaillé aujourd'hui ?

Il mit un temps à comprendre ma question et pour cause : c'était un acheteur.

S'ensuivit une longue discussion, impossible à résumer. Je dirai seulement que M. M se décrit comme un algérien de "bonne famille". Originaire de Tizi Ouzou, il s'est installé en France en 1974, avec son père, pour créer une affaire d'import export de montres à Besançon. Soixante, soixante-dix ans ? L'homme, qui a la double nationalité et se déclare écologiste avant l'heure, semble avoir une santé de lion et une dent contre le fisc. Sa fille est Marseille, lui, divorcé, vit à Paris dans une sorte de "grange" comme il dit. Au marché des biffins, il vient souvent chiner. Il aime chercher la bonne affaire mais ce n'est pas un vice, assure-t-il. Il s'agit de trouver des occasions qui feront la joie de ses proches, quand il les leur offrira à l'occasion d'un retour au pays.

Est-ce raisonnable de combattre la biffe ? "Chassez le naturel, il revient au galop !", répond-il avant de donner un euro à au jeune homme, venu nous aborder pour proposer sans succès sa maigre cargaison : un pack de café Carte noire plus deux autres d'une marque concurrente, tous de la meilleure qualité et à un prix très raisonnable.

Article repris de mon blog :

http://lien-social.blogspot.com/2011/05/les-biffins-de-belleville-linnovation.html


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