Faut-il lyncher Depardieu ?

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 8 décembre 2023

« J'ai une poutre dans le caleçon ! » (extrait de propos inappropriés de l'acteur).

La question du titre est évidemment provocatrice et j'y réponds par avance, non, bien sûr, on ne doit lyncher personne, encore moins dans un tribunal médiatique (ou internautique). J'ai plutôt beaucoup de respect pour ce grand acteur, un monument de la culture française, un monstre du cinéma français (le mot monstre est peut-être bien trouvé), un interprète exceptionnel. Je l'avais écouté chanter Barbara en 2017 et il avait réussi à se substituer à elle, ce qui est un exploit de l'interprétation. Cet ogre doux, pourrait-on dire de Gérard Depardieu, qui va avoir 75 ans le 27 décembre prochain.

Et puis, il y a le loubard de Châteauroux, les mauvaises manières, les comportements déplacés, hélas habituels, surtout dans sa profession où les stars, devenus ultracélèbres, parfois en quelques mois, ultrariches aussi en quelques années, se croient toutes permises, dans l'impunité totale, empereurs tout puissants du monde, dieux vivants. C'est sûr que Gérard Depardieu n'est pas un agrégé de philosophie, c'est un gosse de la rue, son look de jeunesse le rappelle d'ailleurs, très éloigné de l'acteur établi, débonnaire, papy gâteau dont il montre l'image aujourd'hui. Je savais de source sûre qu'il pouvait être particulièrement brutal, par exemple, il pouvait défoncer une voiture garée devant chez son domicile parisien parce qu'il y mettait d'habitude son scooter. Probablement que l'alcool est une explication. Et la caprice une autre explication.

Ce jeudi 7 décembre 2023, France Télévisions continue à diffuser des magazines trash. La compétition avec le privé est rude, visiblement. La semaine dernière, c'était haro sur Cyril Hanouna (pourquoi pas ?) et cette semaine, haro sur Depardieu. Il faudra expliquer pourquoi des personnalités comme Catherine Deneuve sont restées fidèles à Gérard Depardieu et, heureusement, n'en rajoutent pas. La motivation de ces émissions est avant tout l'audience (et ça fonctionne !). Il y a certes la jalousie, encore que jaloux de quoi ? de sa fortune ? Certainement plus de sa popularité, et même, en l'exprimant de manière plus neutre, de sa célébrité qui fait qu'on gagne un peu de célébrité en parlant d'une célébrité. L'anonymat attiré par la lumière.

L'émission "Complément d'enquête" diffusée le 7 décembre 2023 sur France 2 est assez symptomatique. C'est ce que j'appellerais du rush trash. On a récupéré les dix-huit heures de tournage d'un film de Yann Moix venu accompagner Gérard Depardieu célébrer les 70 ans du régime de Pyongyang, en Corée du Nord (c'était le 9 septembre 2018). On évitera de disserter sur le sens géopolitique de l'acteur, il va là où on l'invite et il ne faut pas demander à un artiste populaire d'être un grand diplomate (ni un ministre de la culture). Il en est ressorti un "film" (je mets entre guillemets car un film, c'est généralement un projet abouti) de Yann Moix de plus de deux heures de montage dont finalement personne n'a voulu. Il se trouve que le producteur de ce film est aussi le producteur du magazine de France 2, et qu'il est donc propriétaire des rushs.

Bref, en faisant les poubelles de Yann Moix, on a découvert plein d'épisodes particulièrement lourds du voyage de Gérard Depardieu, des propos graveleux, sexistes, désobligeants avec les femmes qui étaient autour de lui, en particulier son interprète nord-coréenne. On a même parlé de "propos pédophiles", ce qui est inexact, la pédocriminalité nécessite un acte, là, c'étaient des propos (stupides au demeurant, des propos inappropriés, déplacés, inconvenants, vulgaires, etc.) sur une petite fille de 10 ans qui faisait de l'équitation et qui passait devant lui, et Depardieu, tombant dans le cliché le plus stupide, disait qu'elle découvrirait des "sensations" (j'enjolive) si le cheval galopait (à mettre sur le même plan que les premiers émois des adolescentes montant à la corde). Ce n'est pas très intelligent, plutôt ordurier, vulgaire, mais la petite fille n'a rien entendu (et elle ne devait pas comprendre le français de toute façon). Donc pas même de harcèlement, juste de la puanteur.

Tout du long, Depardieu était grossier, lâchant à droite ou à gauche des paroles lourdingues, débiles, plutôt de jeune boutonneux retardé en quête de provocation gratuite. C'est sûr que cela choque quand cela sort de la bouche d'une célébrité, surtout en ces temps (heureux) où les contraintes contre les femmes, harcèlement, agressions, etc. commencent à se voir et se dire et les comportements sociaux commencent (heureusement) à changer. Depardieu n'a rien à faire du mouvement de son époque, il vit hors sol depuis toujours, il est comme un dieu vivant.


Alors, évidemment, ce que j'écris n'enlève rien aux faits qui lui sont reprochés, aux accusations de harcèlement, d'agressions sexuelles et même de viol. Il y a plusieurs témoignages, dont je ne pourrais rien dire car c'est au juge, éventuellement (c'est le cas pour une accusation), de décider s'il y a matière à poursuivre et matière à condamner, et je suis assez bête, je suis pour le respect de la loi et pour la sanction quand on ne la respecte pas. Mais juger, c'est le rôle du juge, pas de l'observateur lambda.

L'opération d'hier soir à la télévision publique n'était pas une opération de justice. C'était une opération de mise au pilori, de récupération de rushs dans des poubelles de l'audiovisuel et ce nouveau lynchage, qui n'a rien de gratuit, a juste contribué une fois de plus à l'hanounanisation du débat public (et à l'uniformisation du paysage audiovisuel français).

Cerise sur le gâteau, Yann Moix a déclaré qu'il allait déposer plainte pour vol de morceaux de films. Or, les séquences montrées dans ce magazine télévisé n'était pas intégrées dans son film inachevé de 2018, et les rushs ont toujours été la propriété du producteur qui a payé (comme les brevets industriels sont la propriété de l'employeur des auteurs). Il est notable que Yann Moix n'évoque ni le comportement odieux de Gérard Depardieu (qu'il devait bien connaître puisqu'il était là au tournage, donc qu'il considérait comme normal puisqu'il n'en a rien dit au retour de Corée du Nord) ni l'effet lynchage du magazine. Chacun cherche son propre intérêt... et les téléspectateurs, par ailleurs contribuables et électeurs, on les oublie un peu en route.

Dans une lettre à Jean-Marc Ayrault, à l'époque Premier Ministre, qui avait traité son expatriation de « assez minable » (à l'époque, on l'accusait de ne pas aimer la France et d'aller en Belgique dans des cieux fiscaux plus cléments), Gérard Depardieu lui avait répondu le 16 décembre 2012 par une lettre où il disait : « Tous ceux qui ont quitté la France n’ont pas été injuriés comme je le suis. Je n’ai pas à justifier les raisons de mon choix, qui sont nombreuses et intimes. Je pars, après avoir payé, en 2012, 85% d’impôt sur mes revenus. Mais je conserve l’esprit de cette France qui était belle et qui, j’espère, le restera. Je vous rends mon passeport et ma Sécurité sociale, dont je ne me suis jamais servi. Nous n’avons plus la même patrie, je suis un vrai Européen, un citoyen du monde, comme mon père me l’a toujours inculqué. Je trouve minable l’acharnement de la justice contre mon fils Guillaume jugé par des juges qui l’ont condamné tout gosse à trois ans de prison ferme pour 2 grammes d’héroïne, quand tant d’autres échappaient à la prison pour des faits autrement plus graves. Je ne jette pas la pierre à tous ceux qui ont du cholestérol, de l’hypertension, du diabète ou trop d’alcool ou ceux qui s’endorment sur leur scooter : je suis un des leurs, comme vos chers médias aiment tant à le répéter. Je n’ai jamais tué personne, je ne pense pas avoir démérité, j’ai payé 145 millions d’euros d’impôts en quarante-cinq ans, je fais travailler 80 personnes dans des entreprises qui ont été créées pour eux et qui sont gérées par eux. Je ne suis ni à plaindre ni à vanter, mais je refuse le mot "minable". Qui êtes-vous pour me juger ainsi, je vous le demande monsieur Ayrault (…), qui êtes-vous ? Malgré mes excès, mon appétit et mon amour de la vie, je suis un être libre, Monsieur. ».

Disponible en replay jusqu'au 6 janvier 2025, le numéro de "Complément d'enquête" intitulé "La chute de l'ogre" diffusé le jeudi 7 décembre 2023 sur France 2 est une "enquête" de Damien Fleurette, Daniel Vella et Emmanuel Baert. La présentation du site explique : « Des grognements équivoques, une obsession manifeste pour le sexe, des propos choquants : "Complément d'enquête" dévoile des images troublantes, des images de tournage jamais diffusées qui mettent en lumière un Gérard Depardieu en roue libre, qui semble constamment dériver sur le registre sexuel dès qu’il est en présence de femmes. Des images qui prennent aujourd’hui un sens tout particulier : le 16 décembre 2020, Gérard Depardieu a été mis en examen pour viol et agressions sexuelles suite à la plainte d’une jeune comédienne, Charlotte Arnould. Depuis, une quinzaine d’autres femmes ont accusé elles aussi l’acteur de violences sexuelles. Que se passait-il vraiment sur les plateaux de tournage et en coulisses ? Nous avons enquêté dans le milieu très fermé du cinéma français. Si face caméra, les têtes d’affiche esquivent et les langues se délient difficilement, sous couvert d’anonymat, certains affirment que beaucoup savaient mais ne disaient rien, l’acteur aurait été protégé par son aura et sa toute puissance dans le 7e art. Nous révélons le récit inédit d’une femme qui se dit victime de l’acteur, nous reviendrons avec de nouveaux témoignages sur cet article de 1978 passé inaperçu à l’époque et dans lequel l’acteur racontait pourtant avoir était impliqué dans des viols dans sa jeunesse, ce qu’il conteste aujourd’hui. Le frère de Gérard Depardieu mais aussi ses proches comme Josée Dayan ou ses amis d’enfance ont eux aussi accepté de répondre à nos questions. Gérard Depardieu, lui, a publié en octobre dernier une lettre ouverte dans "Le Figaro" où il récuse toutes les accusations et affirme ne pas être "un prédateur". Depuis l’acteur se tait et se terre, entre son hôtel particulier du 6ème arrondissement et des séjours à l’étranger, loin des objectifs. "Complément d'enquête" sur un monstre autrefois sacré, aujourd’hui traqué par la justice et les paparazzis. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (07 décembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Faut-il lyncher Depardieu ?
La russitude de Gérard Depardieu.
Barbara chantée par Depardieu.
Lettre de Gérard Depardieu à Jean-Marc Ayrault du 16 décembre 2012.
Nationalité russe le 3 janvier 2013.
La belgitude de Gérard Depardieu.
Un sex symbol pourtant bien français.


 


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