La gravité quantique et le mystère de l’univers bientôt dévoilé

par Bernard Dugué
jeudi 28 avril 2022

 

 

3. La physique des particules et la gravité quantique conduisent à abandonner le réductionnisme

 

 1) Les boites noires et les énigmes dans la physique du XXIe siècle

 La physique de la fin du XIXe devait faire face à deux énigmes à résoudre, le rayonnement du corps noir dont le spectre ne suivait pas la loi établie par Wien et l’absence d’un éther luminifère suite à l’expérience de Michelson et Morley observant l’invariance de la vitesse de propagation des rayons lumineux. Ce qui était pour les uns des points de détails représentait en vérité des défauts majeurs dont la correction fut effectuée en inventant la relativité et la mécanique quantique, deux physiques complètement nouvelles. En ce début de XXIe siècle, les physiciens s’interrogent sur une crise de la physique et quelques-uns pensent qu’une nouvelle physique pourrait bien émerger. Plusieurs énigmes se conjuguent pour mener vers une science inédite. La quête de la gravité quantique en est une, qui s’ajoute à deux énigmes explicitées avec l’image d’une boîte noire qui en science, signifie qu’il existe encore des phénomènes ne pouvant pas être expliquées avec les savoirs acquis, autrement dit, décrits avec les modèles disponibles. La toute récente mesure du boson W complète le tableau qui se noircit.

 L’image de la boîte noire est empruntée à un essai de Michael Behe sur la théorie de l’évolution, Darwin’s black box ; livre parmi d’autres explicitant les lacunes du modèle standard de l’évolution. D’après les physiciens interrogés par Natalie Wolchover, c’est en premier lieu le modèle standard des particules qui présente des lacunes et rend la physique incertaine. Ensuite, d’autres questions découlant de l’observation du cosmos, de son expansion et du calcul de la constante cosmologique, avec un autre modèle standard ΛCDM, acronyme associant la constante cosmologique lambda et l’introduction d’une matière noire (cold dark matter). Nombre de physiciens contestent la matière noire, la considérant comme un artifice suspect au même titre que l’éther luminifère avant la relativité. En d’autres termes, les scientifiques ont rempli la boîte noire de matière noire, ce qui est une solution un peu facile. L’histoire se rejouera-t-elle et la physique accouchera-t-elle d’une nouvelle théorie permettant de contourner cette matière noire et de remplir correctement la boîte noire, avec des particules par exemple ? La conjecture de la boîte noire est plurielle et concerne plusieurs branches de la physique. Les particules de matière sont aussi dans la boîte noire et semblent conspirer pour déjouer les efforts des physiciens dans la quête des composants de l’univers censés atteindre la complétude et tout expliquer. La crise de la physique date des années 1970, avec les énigmes du modèle standard fondé sur 17 « composants » élémentaires. Pour résoudre cette énigme, les physiciens des hautes énergies ont émis l’hypothèse de nouvelles particules pour compléter les lacunes en jouant sur une supersymétrie. Ces particules jouent un rôle équivalent à la matière noire en cosmologie. Elles sont en quelque sorte des rustines permettant de coller les morceaux existants avec les éléments manquants. Ces hypothèses sont élaborées en suivant le principe de la « naturalité » qui est en fait un principe ontologique sur l’essence des choses et la quête d’une physique complète, unifiée, consistante. Hélas, les efforts menés avec le collisionneur du CERN n’ont pas permis d’observer des particules nouvelles, ce qui a laissé perplexe les physiciens qui ne comprennent pas pourquoi le boson de Higgs est si léger ni pourquoi l’énergie de l’espace est « anormalement » basse.

 

 2) La physique sur les échelles IR et UV.

 La physique issue du tournant des années 1930 se décline sur deux échelles, l’infrascopique et le macroscopique, désignées par commodité épistémique comme échelles IR et UV. Ces échelles sont aussi des concepts physiques signifiant deux ordres de grandeur pour caractériser ce qui est observé mais aussi calculé, théorisé (IR vs. UV en référence au rayonnement infrarouge dont la longueur d’onde est largement supérieure à celle de l’ultraviolet). On en déduit une structure hiérarchique dans la nature. On peut décrire les phénomènes qui arrivent à une grande échelle IR sans savoir ce qui se passe à des échelles UV infrascopiques. Vous pouvez par exemple modéliser l’eau en tant que milieu liquide avec une équation hydrodynamique qui la traite comme un fluide tout en passant sous silence la dynamique invisible et complexe de chaque molécule H2O. L’équation hydrodynamique utilise un coefficient représentant la viscosité de l’eau qui peut être mesuré à l’échelle IR et qui résume en quelque sorte la somme des interactions moléculaires se produisant à l’échelle UV. Les physiciens disent que les « échelles » IR et UV se découplent, ce qui leur permet de décrire efficacement des aspects du monde sans savoir ce qui se passe au niveau quantique ainsi qu’à l’échelle de Planck. Il est possible de faire de la « physique ordinaire » en ignorant ce qui se passe au niveau infrascopique.

 L’émergence des propriétés physiques de l’eau liquide à partir des propriétés microphysiques de l’eau moléculaire ne semble pas poser de problème car le réductionnisme est utilisé comme solution de continuité. En revanche, les philosophes des sciences et de la nature comme Thomas Nagel en font une énigme ontologique. On n’explique pas l’eau liquide à partir du niveau atomique. Un découplage est causé par l’échelle à laquelle on zoome pour observer ces phénomènes qui se produisent dans un domaine d’énergie conventionnel (non relativiste). Ce découplage d’échelle est de nature épistémologique mais s’il s’avère qu’entre des deux échelles IR et UV il n’y a pas d’explication alors la description est incomplète et il faut introduire un principe physique supplémentaire. Cette conjecture a une importance particulière en neuroscience et se conçoit également sur la base d’un découplage. Le cerveau utilise des mécanismes infrascopiques aussi infimes que les interactions entre molécules d’eau. Mais il est tout à fait possible de faire des neurosciences, des scanners, de l’imagerie, des investigations psychologiques, en ignorant complètement ce qui se passe au niveau des circuits électriques neuronaux et des processus quantiques qui s’y déroulent.

 

Si l’on examine maintenant la physique des hautes énergies, on décèle un autre type de découplage IR/UV et une échelle qui n’est plus celle des dimensions mais celle des énergies. C’est ce que l’on va expliciter.

 

 3) Les échelles IR et UV en physique des hautes énergies

 Les faisceaux de particules accélérées, protons ou neutrons, par exemple, sont décrits par un modèle de théorie effective (efficace) du champ (EFT) dont les calculs sont valables sur une gamme d’échelles déterminée. Un zoom sur les protons et les neutrons réalisé sur une période montre qu’ils continuent à ressembler à des protons et des neutrons. Il est possible de décrire leur dynamique sur cette échelle avec une théorie du champ efficace (chiral – avec des règles de symétrie), spécifique à la force forte qui relie les particules hadroniques comme le sont le proton, le neutron mais aussi d’autres composants produits lors des chocs comme par exemple le méson pi, constitué d’un quark et d’un antiquark. La force électrofaible utilise une autre théorie du champ efficace valable sur une autre gamme d’énergie. Un seuil UV est atteint lorsqu’une très haute énergie est utilisée, ce qui correspond à une réduction de la distance pour les physiciens. Le modèle cesse alors d’être une description efficace du système. Une coupure se produit avec des énergies dépassant le GeV et la théorie du champ effectif chiral cesse de fonctionner. Les protons et les neutrons cessent de se comporter comme des particules uniques et agissent plutôt comme des trios de quarks. Le seuil de coupure UV marque une frontière délimitant deux catégories de modèles. Au-delà du seuil UV la physique doit prendre en considération les règles de ce nouvel espace théorique qui, pour fonctionner de manière unitaire, doit prévoir que de nouvelles particules y circulent, accompagnée de phénomènes de plus haute énergie qui ne sont pas inclus dans le modèle utilisé avant le seuil.

 L’introduction de nouvelles particules répond aux exigences du principe de naturalité dont l’une des règles est de ne pas employer des grandeurs ou des coefficients ridiculement petits ou alors énormes (Giudice, 2008). Cette méthode fut employée avec succès pour anticiper à quel seuil d’énergie devait apparaître le quark charme, particule détectée et considérée comme le début d’une révolution de novembre 1974 en physique des hautes énergies. Cette découverte fut interprétée comme un signal fort indiquant que la physique des particules était sur la bonne trajectoire et que les particules attendues en bricolant le modèle standard seraient observées avec la mise en service du LHC, confirmant de ce fait la pertinence du principe de naturalité. Les meilleurs spécialistes de la physique des hautes énergies se sont expliqués dans un livre dédié au LHC paru en 2008 (Gordon and Aaron). Dix années plus tard, malgré la détection du boson de Higgs, les physiciens ont dû reconnaître que la piste naturaliste avec la supersymétrie était dans une impasse. Il faut trouver une autre solution pour cette énigme.

 

 4) La hiérarchie ; énigme des hautes énergies ; et la gravité quantique

 « Aujourd'hui, un nombre croissant de physiciens des particules pensent que les problèmes de naturalité et les résultats nuls du Grand collisionneur de hadrons pourraient être liés à l’effondrement du réductionnisme. « Se pourrait-il que cela change les règles du jeu ? se demande Nima Arkani-Hamed. Dans plusieurs articles récents, les chercheurs ont pris une distance avec le réductionnisme. Ils réfléchissent à une physique nouvelle dans laquelle les grandes et petites échelles de distance pourraient conspirer, produisant des valeurs de paramètres qui semblent anormalement réglés d’un point de vue réductionniste. C’est bien une crise qui arrive si l’on en croit les dires de physiciens en vue sur ce sujet. Cela génère une ambiance pessimiste mais je ne ressens pas cela a déclaré Garcia Garcia ; C’est un moment où j’ai l’impression que nous sommes sur quelque chose de profond. » (Wolchover)

 

(Aparté. Le pessimisme arrive lorsqu’un objectif voulu ne se réalise pas et que les événements ne se déroulent pas comme prévu mais en science, cette situation est aussi porteuse d’espoir si l’on abandonne les objectifs et si l’on se saisit de la situation pour explorer des hypothèses inédites. En chinois, l’idéogramme crise signifie danger et opportunité. En l’occurrence, pour un scientifique, le danger de rater le train en marche ou alors l’opportunité de prendre les commandes et de conduire la connaissance de la nature vers une nouvelle destination)

 

La crise du modèle standard des particules provient d’une réévaluation des fondamentaux de cette théorie basée sur les champs efficaces, incluant une coupure entre deux échelles, la physique UV et la physique IR, avec un principe de hiérarchie et le postulat d’une asymétrie inhérente à la nature : les phénomènes de l’échelle UV influent sur les phénomènes de l’échelle IR mais la réciproque ne se produit pas. Il y a un découplage asymétrique entre ces deux domaines. Ce schéma est calqué sur le principe de la métaphysique émanatiste de Plotin qui elle aussi, introduit une hiérarchie et une asymétrie dans les influences. Le monde manifeste est le résultat d’une émanation depuis le Un vers la matière, avec comme intermédiaire l’Intellect et l’Ame en précisant que chaque hypostase découle de celle qui lui est supérieure et possède une dignité en décroissance. Comme s’il y avait une déperdition depuis l’Un et le pôle de l’être vers la matière, le multiple et l’existence manifeste. La « métaphysique » du Un n’a plus cours dans celle de l’Intellect dont la « métaphysique » n’a plus cours dans le domaine de l’Ame. L’émanatisme plotinien soulève un problème équivalent à celui de la hiérarchie en physique des hautes énergies que l’on explicite avec ce diagramme.

 

IR, GeV, force faible, boson Higgs ← / /  UV, énergie Planck, GUT

 

Ce découplage énergétique est interprété en terme de distance et donc, en échelle spatiale. Cette sémantique du topos permet de réfléchir aux forces et principes de la nature et sert de cadre permettant de parler de choses non ordinaires en les raccordant à une image utilisé dans le sens commun. En physique quantique, une énergie colossale fournie à une particule permet de sonder la chose matérielle à une distance infinitésimale. En combinant les deux physiques, la gravité quantique permet de déduire des choses étranges ; deux particules accélérées à des énergies colossales ne permettent pas de voir à des distances plus courtes. Un minuscule trou noir est généré si bien qu’on ne voit plus rien, autrement dit, il n’y a plus de distance, plus d’espace, plus de communication, tout a été englouti, retourné dans le trou noir. Cette propriété spéculative de la gravité quantique rend possible une jonction entre les deux physiques mais au niveau infrascopique. Si mécanique quantique, même non relativiste, décrit le retournement de la matière avec le spin, alors la gravité quantique permet aussi de concevoir un retournement causé par un repliement de ce qui « fait » espace, autrement dit la masse, qui se cache en se repliant dans l’intérieur du trou noir qu’elle génère. Précisons que ces trous noirs ne sont pas observables ; ils sont le résultat d’une expérience de pensée (Berglund, 2022). Ce qui n’a pas empêché la presse mainstream d’effrayer le quidam en imaginant que la terre soit englouti par un trou noir généré dans le LHC du CERN.

 

 5) La masse du boson W

https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-masse-du-boson-w-defie-les-241102

 

 6) Une révolution centrée sur la gravité quantique ?

 Les scientifiques soucieux du sens physique des choses et préoccupés par la naturalité ont abouti à la conjecture sans doute centrale et décisive du caractère antiréductionniste de la gravité quantique dont l’effet est de produire un « UV/IR mixing », traduction, un entrelacs entre les échelles d’énergies avec une réciprocité dans les influences. Plusieurs investigations théoriques (qui sont des expériences de pensée) montrent comment la gravité quantique interfère avec le problème hiérarchique dans les champs de particules, avec une possibilité que les énergies IR puissent influencer ce qui se passe aux énergies UV. Par exemple, un calcul montre qu’une boîte possédant une dimension macroscopique (échelle IR) ne peut pas contenir un nombre de particules (échelle UV) supérieur au seuil calculé. Ce calcul peut alors être transposé à l’échelle de l’univers en interférant avec l’énigme de la constante cosmologique et la matière noire. Ce n’est pas pour autant que tout va être résolu et d’ailleurs nombre de physiciens sont réservés sur ces travaux et ne pensent pas qu’une révolution scientifique est en vue. La physique contemporaine est devenue un colossal chantier théorique parcouru par le bulldozer mathématique en attente de trouver un « diamant naturel » caché sous cet immense tas de formules. Une chose est certaine, le bulldozer part dans toutes les directions, explore toutes les possibilités de combinaisons en introduisant des hypothèses, des coefficients, des paramètres, des symétries, des mécanismes de brisure de symétrie. Et toujours pas de réponse à l’énigme de la hiérarchie.

 La conjecture est simple, exposée en une alternative. Il faut modifier le modèle standard des particules ou alors la description de la gravité. La seconde option suppose que la gravité exerce une influence et joue un rôle dépassant largement celui découlant du modèle relativiste d’Einstein. Et notamment un effet systémique reliant les parties au tout. Sans exclure un élargissement de la gravité quantique à d’autres domaines et qui sait, les questions métaphysiques sur la place de l’homme, la conscience et le questionnement sur l’être. Peut-être pour la première fois, les physiciens sont amenés à prendre une décision ontologique, faute d’être tranchée par l’expérience. C’est un moment vertigineux pour la science, un moment de bascule.

 

Références

 

Aaltonen, T. et al. ; High-precision measurement of the W boson mass with the CDF II detector ; Science, 2022 Vol 376, Issue 6589, pp. 170-176

https://doi.org/10.1126/science.abk1781

 

Berglund, P. et al. ; Infrared Properties of Quantum Gravity : UV/IR Mixing, Gravitizing the Quantum — Theory and Observation ; https://doi.org/10.48550/arXiv.2202.06890

 

Dugué, B. Temps, émergences et communications, Iste éditions, 2017

https://iste-editions.fr/products/temps-emergences-et-communications

 

Giudice, G.F. ; Naturally Speaking : The Naturalness Criterion and Physics at the LHC ; in : Kane and Aaron. Chap. 10 (2008)

 

G.T. Horowitz et J. Polchinski ; Gauge/gravity duality, arXiv (2006)

https://doi.org/10.48550/arXiv.gr-qc/0602037

 

Kane, G., Aaron, P. editors (University of Michigan, USA) : editors ; Perspectives on LHC Physics. World scientific (2008)

https://doi.org/10.1142/6686

 

Susskind, L. ; Thoughs on a Long Voyage, in : Kane and Aaron. Chap. 5 (2008)

 

Wolchover, N. ; A Deepening Crisis Forces Physicists to Rethink Structure of Nature’s Laws ; Quanta magazine, 03/2022.

https://www.quantamagazine.org/crisis-in-particle-physics-forces-a-rethink-of-what-is-natural-20220301/

 

Wood, C. ; Newly Measured Particle Seems Heavy Enough to Break Known Physics ; Quanta Magazine (04/2022)

https://www.quantamagazine.org/fermilab-says-particle-is-heavy-enough-to-break-the-standard-model-20220407/

 


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