25 ans après Tchernobyl : Fukushima expliqué par Maurice Allais

par Sylvain Rakotoarison
mardi 26 avril 2011

L’étude des risques est l’une des disciplines essentielles dans la gestion de crise. Exemple appliqué à une catastrophe nucléaire majeure.

À 01h23 du matin, les vannes d’alimentation en vapeur de la turbine sont fermées, ce qui fait augmenter la pression dans le circuit primaire. Les générateurs diesel démarrent et atteignent leur puissance nominale. Pendant ce temps, l’alimentation des pompes se fait par les turbo-alternateurs. Le débit d’eau passant dans le réacteur décroît progressivement avec la baisse de puissance de ces alternateurs. Le liquide de refroidissement forme alors des bulles de gaz, faisant monter très rapidement en puissance le réacteur.

L’opérateur en chef ordonne alors l’arrêt d’urgence. Les barres de contrôle ne peuvent cependant pas être descendues assez profondément. La formation d’hydrogène au contact d’oxygène entraîne l’explosion des mille tonnes de la dalle en béton dont les morceaux endommagent irréversiblement le réacteur. Un grave incendie se déclare aussitôt et un rayonnement très lumineux sort de l'inquiétant trou. Ce n’est qu’à quatre heures que les pouvoirs publics sont informés...

Ce n’était pas dans la nuit du 11 au 12 mars 2011. Ce n’était pas à Fukushima.
C’était à Tchernobyl, en Urkraine, pas très loin de la frontière biélorusse.
Dans la nuit du 25 au 26 avril 1986.


Tchernobyl, un quart de siècle plus tard

Il y a juste vingt-cinq ans que la catastrophe nucléaire la plus dévastatrice humainement commençait, comme l’explique plus ou moins bien Wikipédia, avec une réelle inconscience des autorités politiques du pays. Gorbatchev a mis plus de vingt-quatre heures pour être informé de la catastrophe mais en a profité pour y appliquer la "glasnost" (transparence) qu’il avait lui-même imposée à ses collègues dirigeants du Parti communiste d’Union Soviétique le 6 mars 1986. Certains disent même que la catastrophe de Tchernobyl a contribué à la chute de l’empire soviétique.

Le Président de la Fédération de Russie, Dimitri Medvedev, sera présent ce mardi 26 avril 2011 à Tchernobyl après avoir décoré la veille certains des six à huit cent mille liquidateurs qui avaient courageusement travaillé à l'isolement du réacteur 4. Les rejets de substances radioactives dans toute l'Europe auraient pu être assimilés à ce qu'auraient produit deux cents bombes équivalentes à celle de Hiroshima.

Ce n’est que la semaine dernière, le 19 avril 2011, à Kiev, qu’un budget international de cinq cent cinquante millions d’euros vient d’être enfin débloqué pour la construction d’un nouveau sarcophage. La situation devenait très urgente. Une catastrophe nucléaire peut aider la précédente.

Personne n’a rien appris de Tchernobyl. On se disait que c’était une erreur humaine, que les Soviétiques avaient échoué dans un essai, qu’ils avaient négligé les problèmes de sécurité, en quelques sortes, qu’ils n’étaient pas à la hauteur de la technologie, et finalement, c’en est resté là. Tchernobyl n’était qu’un symptôme de l’effondrement prochain de l’Union Soviétique.

Pourtant, il y aurait eu beaucoup à apprendre de Tchernobyl. Ne serait-ce que des procédures à imaginer en cas de catastrophe nucléaire majeure. Celle qui n’est pas imaginée justement.


Le nouveau paradigme japonais

Notre période "néo-contemporaine" aura un grand choix des dates pour la faire démarrer : la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 qui implique l’éclosion d’un monde multipolaire ? les attentats du World Trade Center du 11 septembre 2001 qui envisagent un monde clivé par l’islamisme ? le tsunami japonais du 11 mars 2011 qui ramènera peut-être les Terriens à plus de bon sens planétaire et environnemental ?

Le 11 mars 2011, ce n’est pas le tsunami malgré ses dizaines de milliers de tués qui serait à prendre en considération (le séisme du 26 décembre 2004 près de Sumatra de magnitude 9,3 a entraîné un tsunami bien plus grave avec des vagues de trente-cinq mètres de hauteur entraînant près de deux cent cinquante mille personnes dans une mort terrible) mais bien la catastrophe nucléaire majeure sur quatre réacteurs des deux centrales nucléaires de Fukushima, pas très loin de Sendai.



Un pays pourtant considéré comme étant à la pointe mondiale de la civilisation industrielle et technologique se retrouve depuis plus d’un mois dans une situation désastreuse où il aura beaucoup de mal à reconstruire, d’autant plus qu’un pays dont le bon vieil empereur un peu étriqué dans ses vêtements ne propose que la prière, c’est relativement angoissant (aux côtés d’un exploitant, la Tepco, qui a commis visiblement plusieurs fautes impardonnables, et d’un gouvernement plus opaque et dédramatisant qu’il ne l’aurait fallu dans une démocratie idéale).

Le 16 mars 2011 sur France Culture, Patrick Lagadec (62 ans), spécialiste du risque technologique majeur et de la gestion de crise, directeur de recherche au Laboratoire d’Économétrie de l’École Polytechnique, expliquait très justement que la tendance actuelle chez les scientifiques était de ne jamais intégrer dans leurs raisonnements des hypothèses extrêmes hautement improbables.

Patrick Lagadec est très connu à l'étranger. Il a beaucoup travaillé sur la réaction face aux crises (comme l'explosion d'AZF du 21 septembre 2001 ou encore l'épidémie de vaches folles). Il a incité EDF à observer comment ses homologues québécois avaient réagi après la grave tempête de verglas du 4 janvier 1998, ce qui a été très utile pour le rétablissement rapide des lignes électriques après la grande tempête du 26 décembre 1999 en France. Il le constatait il y a déjà plusieurs années : « Crises après crises, nous observons que nos systèmes sont aujourd’hui en limite de pertinence. Katrina, tsunami, canicules, 11 septembre, etc. ont clairement montré qu’il était urgent de repenser les paradigmes et principes opérationnels de la sécurité de nos systèmes. ».


Calcul des risques

Le calcul du risque se fait sur l’espérance mathématique : le produit de la probabilité pour qu’un événement survienne multipliée par les conséquences (nombre de morts, niveau de gravité, coûts etc.), produit qu’on somme pour tous les événements possibles. Or, dans les hypothèses extrêmes pour l’énergie nucléaire, la probabilité d’un accident est très faible (tend vers zéro) même si les conséquences sont énormes (tend vers l’infini).

Ainsi, le 11 mars 2011, il est clair que la probabilité de ce qu’il est arrivé était proche de zéro mais non nulle (la preuve). Déjà, la probabilité d’une catastrophe sur un réacteur nucléaire est extrêmement faible. Alors, sur quatre réacteurs nucléaires !

L’implantation des installations nucléaires près de l’océan n’est d’ailleurs pas anormale : le besoin en refroidissement est tel qu’il vaut mieux rapprocher ces installations de la mer ou de grands fleuves (c’est le cas notamment le long de la Loire ou du Rhône en France).

La marge de sécurité qui avait été prise en compte était un tsunami avec une vague de six mètres. Six mètres, c’est déjà très haut. Hélas, le 11 mars 2011, la vague a été jusqu’à quinze mètres. Au-delà de l’imaginable. Il est des moments où la réalité dépasse la fission (désolé pour ce mauvais jeu de mots peu original).


La vision éclairante de Maurice Allais

Maurice Allais, le Prix Nobel d’Économie qui a disparu le 9 octobre dernier, dont on fêtera le centième anniversaire de la naissance le 31 mai prochain, avait déjà donné son explication il y a un demi-siècle à partir de ses travaux sur la dynamique monétaire.

Il expliquait qu’une crise financière était inévitable car les spéculateurs et les banquiers ne prenaient jamais en compte dans leur raisonnement l’hypothèse ultime, l’hypothèse d’une situation singulière, l’unique cas qui irait à l’infini.

En effet, le calcul des risques financiers se fait par des valeurs moyennes, mais le problème, avec l’instantanéité des échanges, c’est qu’il faut désormais prendre en compte les valeurs instantanées à la seconde près, car il peut y avoir de grandes fluctuations qui, en moyenne, ne semblent pas évoluer mais qui peuvent pourtant faire la fortune ou la ruine de certains spéculateurs. Pour cela, il réclamait l’interdiction de la cotation boursière continue.

C’est en cela que la réflexion de Maurice Allais pourrait être très enrichissante dans le débat sur l’énergie nucléaire et dans le contexte de la sécurité des installations. Ce qui est valable pour les risques financiers pourrait être mis en parallèle avec les risques nucléaires.

Être capable de tenir compte, dans les raisonnements, de toutes les éventualités mêmes les plus invraisemblables : attentat terroriste, séisme, tsunami, collision avec un astre, et pourquoi pas ? invasion des Martiens !… J’exagère volontairement pour le dernier point mais qu’en serait-il si nous étions confrontés réellement à des envahisseurs extérieurs ? L’hypothèse est quasi-nulle et il y a fort à parier que nous serions capables de détecter leur présence bien avant leur arrivée, mais…

Tout cela signifierait évidemment un surcoût dans la construction d’une centrale nucléaire qui serait dimensionnée autrement, surcoût qu’il faudrait bien intégrer d’une manière ou d’une autre, soit dans le prix de l’énergie, soit dans les impôts.


La décision ne se porte pas forcément sur le choix du plus offrant

Dans les analyses de probabilités, Maurice Allais avait constaté aussi un autre phénomène pour les joueurs.

Entre deux solutions à choisir, la logique voudrait que l’on retienne celle à l’espérance mathématique la plus élevée, à savoir celle où le produit de la probabilité multipliée par le gain espéré (par exemple) est le plus grand.

Exemple. Entre une chance sur dix de gagner 10 000 euros et une chance sur mille de gagner 100 000 euros, j’aurais intérêt à prendre la première option. Pourtant, étrangement, c’est statistiquement le contraire qui se passe en général.

Les décisions concernant la sécurité nucléaire seraient-elles prises avec le même genre de paradoxe dans la réflexion ? Si oui, il s’agirait de revoir de fond en comble tous nos raisonnements.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (26 avril 2011)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Maurice Allais, économiste et physicien.
Réunion à Kiev du 19 avril 2011 sur Tchernobyl.




 

Documents joints à cet article


Lire l'article complet, et les commentaires